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Le personnage, en effet, avait une famille, des complices tout-puissants, qui même, en cas de condamnation du principal coupable, n’hésiteraient pas, dans un esprit de vengeance, à sacrifier impitoyablement le délateur… d’où nécessité pour lui de rester inconnu, dans une ombre prudente… En un mot, l’homme voulait bien dénoncer, mais sans risques pour sa personne…

C’était assez logique; je n’hésitai donc pas et engageai ma parole, souscrivant pleinement aux conditions qui m’étaient imposées et qu’en bonne justice j’étais forcé de reconnaître rigoureusement nécessaires à la sécurité personnelle du délateur.

De Bernis s’arrêta un instant, autant pour reprendre haleine que pour étudier l’effet produit par son récit sur M. de Tournehem qui écoutait avec une attention profonde et s’était rassis machinalement.

Satisfait sans doute de son examen, le secrétaire de Berryer puisa dans une élégante tabatière en or une prise de tabac qu’il huma avec une satisfaction manifeste, secoua d’un geste gracieux le jabot sur lequel nul grain n’était tombé, et reprit:

– Pendant qu’il parlait, j’observais l’homme très attentivement: il me parut sincère dans l’accomplissement de sa tâche répugnante. Mais j’ai le bonheur d’être doué d’une mémoire extraordinaire et il me semblait que j’avais déjà vu quelque part cet homme qui, pour des raisons que je n’avais pas à rechercher, accomplissait cette lâcheté qu’est une délation…

Où l’avais-je vu?… je ne pouvais arriver à préciser; pourtant cette physionomie ne m’était pas inconnue… L’homme parti, emportant ma parole, assez intrigué je me mis à parcourir les papiers qu’il m’avait laissés et je vis alors que le personnage mis en cause, c’était vous, monsieur de Tournehem.

– Et ces papiers étaient probants? interrogea le fermier royal qui haletait.

– Accablants, monsieur!… Il y avait là des preuves irréfutables en quantité plus que suffisante pour faire tomber votre tête… et je me demandai tout aussitôt quelle preuve autrement convaincante mon inconnu pouvait bien rechercher, quand je tenais là dans mes mains des pièces aussi terribles.

Mais à force de chercher pourquoi cet homme ne s’en tenait pas à ces papiers plus que suffisants, – je ne saurais trop vous le répéter, – à force de voir votre nom s’étaler au bas de pages dont la plus insignifiante pouvait tuer le signataire plus sûrement qu’un solide coup de poignard, le voile qui couvrait ma mémoire se déchira soudain et je reconnus le misérable qui venait de vous livrer…

– Ah! fit vivement M. de Tournehem, qui est-ce?

– C’était une sorte de factotum, de secrétaire, de valet, qui devait être depuis peu au service de M. d’Étioles, mais qui depuis deux jours ne quittait pas plus que son ombre votre neveu qui se montrait partout toujours inévitablement flanqué de ce serviteur dont il paraissait s’être entiché… Je m’enquis discrètement et j’appris que mon homme s’appelait…

– Damiens? fit de Tournehem.

– Damiens, c’est cela même; qu’il était entré depuis peu au service de M. d’Étioles, auprès duquel il remplissait des fonctions vagues, indéfinies, qu’il était apparu soudainement sans que personne pût dire comment, ni qui il était réellement, d’où il venait, ce qu’il voulait…

– Étrange!… murmura le financier.

– Alors, continua Bernis, à force de réfléchir, de tourner et retourner les renseignements que j’avais recueillis, j’arrivai à cette conclusion: que ce Damiens n’était qu’un instrument qui agissait pour le compte d’un autre qui se tenait prudemment dans la coulisse, que tout ce qu’il m’avait débité n’était qu’une leçon répétée par cœur, qu’enfin il ignorait très probablement le contenu des papiers qu’il m’avait remis sans les avoir lus… si toutefois cet homme savait lire… et finalement que le véritable auteur de cette tragédie où l’on m’avait assigné un rôle ne pouvait être que le nouveau maître de ce Damiens, votre propre neveu, M. d’Étioles lui-même.

– Mais pourquoi?… pourquoi?…

– Un peu de patience, monsieur, tout s’élucidera, je l’espère. Je continue: les fonctions que j’exerce à la cour me permettent de connaître bien des gens et, très répandu, je suis parfaitement renseigné sur la valeur morale de bien des personnes qui ne me connaissent même pas.

C’est ainsi, monsieur, que, bien que n’ayant pas l’honneur d’être de vos amis, je savais cependant que le titulaire de la ferme de Picardie était considéré par tous comme l’honneur et la probité même et que Sa Majesté elle-même l’avait en très haute estime… Ce n’est pas un compliment que je vous fais, monsieur, je vous répète simplement l’opinion de tous ceux qui vous ont approché et j’essaie de vous expliquer pourquoi et comment mon attention fut éveillée…

Vous tenant pour un parfait honnête homme, je vous laisse à penser quelle fut ma stupeur à la lecture des pièces qui prouvaient… le contraire. Mais si je suis doué d’une bonne mémoire, je le suis aussi d’un instinct qui m’a rarement trompé… Or cet instinct me disait que vous aviez le visage, les manières et surtout les idées d’un homme qui était sûrement l’opposé du misérable qui se révélait à moi à la lecture des papiers en question…

Vous avez sans doute oublié que j’eus l’honneur de vous être présenté chez Mme de Rohan, et que j’eus là un assez long entretien avec vous… Je me flatte d’être physionomiste… L’impression que vous aviez produite sur moi, jointe à votre réputation bien établie, fit que je vous fus acquis dès l’abord et que je résolus de réserver mon jugement sur votre compte… jusqu’à ce que les renseignements que je faisais recueillir adroitement de différents côtés fussent venus confirmer ou détruire cette impression qui vous était favorable…

– Ah! monsieur, fit Tournehem en prenant la main de Bernis, que de grâces je vous dois!

– Attendez, fit Bernis en souriant, vous me remercierez après. Mes observations personnelles, jointes à mes renseignements particuliers, me donnèrent la certitude que ce Damiens n’était que l’instrument inconscient de M. d’Étioles…

Je fis en outre cette remarque qui me frappa que ces papiers – qui constituaient une sorte d’épée de Damoclès suspendue sur votre tête – m’étaient confiés justement l’avant-veille du mariage de d’Étioles avec votre fille: c’est-à-dire à un moment où plus que jamais vous deviez être sacré pour lui…

Cette coïncidence me parut plutôt bizarre… Mais ce qui me frappa davantage encore, ce fut que le lendemain même de ce mariage, ce Damiens qui devait revenir m’apporter une preuve plus terrible que les autres revint en effet… mais pour m’annoncer qu’il avait échoué dans ses recherches et me réclamer les papiers qu’il avait confiés à mon honneur et que je lui rendis… à regret, je l’avoue.

Et malgré moi cette idée me vint, tenace, obstinée, que ces papiers étaient retirés de mes mains, que l’orage qui s’amoncelait sur votre tête était écarté parce que le mariage de d’Étioles avec votre fille était consommé, et que si cette union à la veille d’être conclue s’était brisée par une cause fortuite, on serait venu m’apporter une pièce absolument inutile avec une mise en demeure de faire mon devoir: c’est-à-dire remettre ces pièces entre les mains du roi… et alors vous étiez perdu… l’orage éclatait sur votre tête et vous broyait comme un fétu…

– Horrible! horrible! murmurait Tournehem anéanti et qui suait à grosses gouttes.

– Mais tout ce que je vous dis là, reprit Bernis, n’était que présomptions… Le mariage de votre fille, annoncé à grand fracas par d’Étioles, avait fait marcher les langues qui se demandaient comment une personne aussi charmante, aussi accomplie, pouvait consentir à une union avec un homme aussi peu assorti… présomption… l’évanouissement de la jeune épousée en pleine église après la cérémonie… présomption encore…

Certes tout cela me frappait étrangement, mais devais-je pour cela me laisser entraîner à bâtir une intrigue aussi noire?… Je continuai mes recherches et c’est ainsi que j’appris que d’Étioles lui-même, dans un moment d’expansion, avait annoncé son mariage très prochain à une… jeune personne… qui parfois a quelques bontés pour votre serviteur…

Cette personne, par hasard, connaissait de vue la future Mme d’Étioles. Elle ne put s’empêcher de rire au nez de votre neveu, lui disant avec une franchise évidente, quoique cruelle, que jamais une charmante enfant ne consentirait à unir sa jeunesse et sa beauté à un être aussi laid que lui.

Cette appréciation parut piquer au vif d’Étioles, qui s’oublia jusqu’à déclarer textuellement «qu’il voulait cette charmante enfant pour lui et que de gré ou de force il l’aurait… que d’ailleurs ses précautions étaient prises et que si d’aventure sa cousine se montrait rebelle, elle déchaînerait sur la tête d’une personne qui lui était chère une catastrophe si épouvantable qu’elle n’aurait plus assez de ses jours pour pleurer le malheur irréparable qu’elle aurait causé… mais qu’il était bien tranquille là-dessus, que sa cousine était trop intelligente pour ne pas comprendre les choses, et fille trop aimante et dévouée pour hésiter un seul instant à sacrifier son propre bonheur à la vie de son père et peut-être plus qu’à la vie».

Vous comprenez, monsieur, que ces paroles, qui m’étaient répétées sans y attacher autrement d’importance, furent pour moi comme un éclair qui me fit voir clairement toute la trame ténébreuse qui avait été ourdie contre vous et votre fille.

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