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Aussi donna-t-il l’ordre d’introduire immédiatement le visiteur annoncé qui fit son entrée avec cette grâce et cette aisance particulière aux hommes de cour.

Après les compliments d’usage, qui furent d’autant plus longs et cérémonieux que les deux hommes paraissaient s’étudier mutuellement avec une attention soutenue, Bernis se décida à aborder le sujet qui l’amenait, non sans une imperceptible émotion, car le grand air du financier, son mâle et noble visage ravagé par la douleur lui en imposaient malgré lui.

– Monsieur, fit de Bernis, je suis, vous le savez, le secrétaire intime de M. le lieutenant de police, qui veut bien m’honorer d’une confiance telle, qu’il n’a pas de secrets pour moi. Cette situation exceptionnelle me met à même, parfois, d’être utile à mes amis et quelquefois, plus rarement, à quelque galant homme connu seulement de réputation et dont je m’honorerais de devenir l’ami… sans pour cela trahir en rien la confiance de M. le lieutenant de police.

Tournehem s’inclina poliment. Mais le désir ardent qu’il avait de savoir si ce visiteur lui apportait des nouvelles de sa fille, primant toute autre préoccupation, ce fut d’une voix étranglée par l’angoisse et par l’émotion qu’il interrogea:

– M. le lieutenant de police vous envoie-t-il pour m’apporter des nouvelles de mon enfant?… Savez-vous enfin ce qu’elle est devenue?… où elle est?…

– Hélas! non, monsieur, répondit Bernis, qui ajouta vivement, voyant que le père infortuné laissait échapper malgré lui un geste qui signifiait qu’en dehors de son enfant le reste le laissait indifférent: Mais je viens pourtant vous entretenir de votre fille.

– Vais-je enfin apprendre quelque chose? murmura Tournehem.

– Peut-être, monsieur, répondit énigmatiquement Bernis; en tous cas, je vous le répète, c’est de Mme d’Étioles que je vais avoir l’honneur de vous entretenir. De madame et, surtout, de M. d’Étioles, ajouta-t-il lentement et en insistant sur ses dernières paroles.

– Parlez, monsieur, et pardonnez à mon impatience paternelle, mais… je vous en conjure… soyez bref.

– Je le serai autant que faire se pourra, monsieur. Voici donc: J’ai eu accidentellement entre les mains des papiers qui prouvaient qu’un fermier royal… de vos amis, était atteint et convaincu de prévarication.

– Un de mes amis prévaricateur!… Allons donc, monsieur! s’exclama Tournehem avec indignation.

– Permettez-moi d’insister, monsieur, j’ai eu les pièces en mains… elles sont accablantes, plus que suffisantes pour envoyer leur auteur, la corde au cou, en chemise, faire amende honorable en place de Grève… Mais je n’ai pas dit que ce fermier, votre ami, fût coupable… il y a eu complot ourdi contre votre ami et ce complot a été si habilement machiné que s’il prenait fantaisie à son auteur d’envoyer quelques-unes des pièces que j’ai lues au roi… votre ami serait irrémédiablement perdu.

– Mais c’est horrible, ce que vous m’apprenez-là!

– Plus que vous ne le supposez, monsieur, car il ne s’agit pas d’un de vos amis comme je vous l’ai dit tout d’abord, mais bien de vous-même.

– Moi?… fit Tournehem que l’émotion étranglait.

– Vous-même, monsieur.

– Oh! murmura le financier en passant la main sur son front ruisselant de sueur, j’entrevois un abîme… Voyons, voyons! ajouta-t-il en essayant de retrouver tout son sang-froid. Expliquez-vous, de grâce!

– C’est cependant très clair! continua Bernis. Votre signature s’étale au bas des pièces qui prouvent clair comme le jour qu’il y a eu vol cynique et impudent au préjudice du trésor royal. Qu’une de ces pièces soit mise au jour et votre condamnation est certaine, inévitable, car, à moins que vous ne puissiez faire la preuve probante, irréfutable, d’une imitation parfaite de votre signature, jamais vous n’arriverez à prouver au roi ou à vos juges que le signataire de ces pièces accablantes en ignorait le contenu… et c’est pourtant la vérité… je le sais. En deux mots votre bonne foi a été surprise: on a, par des moyens tortueux et infâmes, capté votre confiance…

Vous avez, vous honnête homme incapable de soupçonner un piège aussi vil, commis l’imprudence d’apposer votre signature sur des pièces en blanc… Or, ces pièces, on les a, après coup, remplies d’instructions tellement précises, d’une nature si délicate, si spéciale, que le moindre doute en votre faveur est impossible.

En outre, les ordres que vous aviez signés en blanc ont été exécutés avec une précision et une adresse telles que, en cas de procès, vingt personnes surgiraient pour attester, avec preuves à l’appui, qu’elles ont agi sur votre ordre exprès.

– C’est monstrueux!… murmura de Tournehem qui se demandait s’il n’était pas le jouet d’un affreux cauchemar. Et quel est le misérable qui… le savez-vous, monsieur?

– Oui, monsieur, et je vais vous dire son nom si vous y tenez… Cependant il me semble que ce nom est très facile à trouver par vous-même… Une seule personne, dans votre entourage immédiat, étant en mesure de présenter à votre signature des pièces en blanc, une seule personne possédant toute votre confiance…

– Quoi! ce serait Henri!… mon neveu!… lui qui me doit tout!… Horreur!… Mais non, c’est insensé, vous vous trompez… Et pourquoi? dans quel but cette horrible machination?…

– Remarquez, je vous prie, que vous avez nommé vous-même M. d’Étioles… parce qu’en effet lui seul était à même de perpétrer une action aussi vile… Il vous doit tout, dites-vous?… Eh! monsieur, c’est peut-être bien à cause de cela…

Chez certaines natures spécialement pétries, le bienfait évoque la haine… et M. d’Étioles me fait l’effet d’être de ces natures-là!… Dans quel but il aurait agi?… je n’en sais rien, mais tenez pour certain que lui seul est l’instigateur de l’abominable complot dont vous seriez victime un jour ou l’autre… si je n’avais pensé qu’il était de mon devoir d’honnête homme de vous prévenir à temps.

– Non! non!… c’est impossible! Henri est incapable d’une pareille infamie!… Je ne doute ni de vos intentions ni de votre bonne foi… mais ce que vous me dites est si horrible, si monstrueux, que mon esprit se refuse à admettre une ingratitude aussi noire, une aussi odieuse perversité!

Et le financier, qui s’était levé, arpentait son cabinet avec une agitation fébrile.

De Bernis, qui l’observait attentivement, haussa les épaules et murmura:

– Incrédule!… Pensez-vous donc que je serais venu bénévolement jeter le trouble dans la conscience d’un galant homme vers qui je me sens attiré par une respectueuse sympathie… pensez-vous que je serais venu lancer à la légère une accusation aussi effroyable?…

– Avez-vous donc des preuves? demanda Tournehem avec vivacité.

– Positives, matérielles, non… morales, oui… et elles sont concluantes… Vous allez en juger vous-même: c’était l’avant-veille du jour où fut célébré le mariage de Mme d’Étioles. Un homme se présenta à l’hôtel de la lieutenance de police, demandant à parler à M. Berryer lui-même. M. Berryer étant absent, je reçus l’homme qui après bien des hésitations, sur l’assurance formelle que je lui donnai que le lieutenant de police me l’enverrait à moi, son secrétaire intime, se décida enfin à dévoiler l’objet de sa visite.

Cet homme me dit alors qu’il pouvait fournir les preuves de vols nombreux commis au préjudice du Trésor par un personnage haut placé, et qu’il se chargeait de livrer ces preuves si je donnais ma parole d’honneur de souscrire à certaines conditions qu’il me fit connaître et qui étaient les suivantes: l’homme avait en sa possession des papiers compromettant le personnage non encore désigné; il manquait à ces papiers la preuve décisive, irréfutable des vols dont on l’accusait… cette preuve, il se faisait fort de l’avoir sous trois jours…

Pour me prouver qu’il ne s’agissait pas d’une accusation vague, il s’offrait à me laisser les papiers qu’il possédait et à la lecture desquels je me convaincrais que son accusation était sérieuse et fondée, mais en échange je prenais l’engagement d’honneur d’attendre trois jours, de ne donner aucune suite à l’affaire jusqu’à ce que le délai qui m’était imposé fût expiré, enfin, de restituer purement et simplement les papiers confiés à ma probité au cas où, par extraordinaire, la preuve irréfutable qu’il espérait posséder dans un délai très rapproché venant à lui manquer, il viendrait lui-même me redemander ces papiers.

Si, au contraire, il m’apportait la preuve convoitée, je serais libre de garder le tout, de donner à l’affaire telle suite qu’elle comportait, à la condition unique de ne jamais dévoiler le nom du délateur.

Cette sorte de marché qu’on me proposait était expliqué par les considérations suivantes: l’homme qui me parlait était un pauvre diable obscur. Le personnage qu’il accusait était au contraire riche et puissant.

Si les preuves fournies étaient jugées insuffisantes, si le personnage se tirait indemne de l’aventure, lui le pauvre diable était perdu et serait impitoyablement broyé par son puissant adversaire… S’il réussissait, si le personnage était convaincu, condamné, exécuté, alors surgissait un autre danger pour l’homme…

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