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XIII LE PORTRAIT

Nous revenons à la petite maison des quinconces où le roi, accompagné du seul Lebel, son valet de chambre et ordonnateur suprême de la galante retraite, se rend mystérieusement toutes les nuits.

Le roi continue très régulièrement le duo d’amour si étrangement commencé, sans que Juliette, qui l’étudié très attentivement, puisse savoir si elle a avancé dans le cœur de son royal amant.

Louis lui-même ne pourrait dire à quel sentiment il obéit.

Presque chaque nuit il vient là, mais sans plaisir, sans entrain, parfois même comme à regret, avec des velléités de rebrousser chemin et de rentrer au château.

Plusieurs fois déjà, Lebel, qui semble obéir à des instructions mystérieuses, a dû user de toute sa diplomatie pour rappeler discrètement au roi qu’il était attendu; plusieurs fois déjà, le valet de chambre a dû prendre sur lui de tout préparer pour l’équipée nocturne, sans en avoir reçu l’ordre de son maître, et, sans ces interventions adroitement déguisées, la comtesse eût, souvent, vainement attendu Louis qui, néanmoins, obéissant à sa nature timide et irrésolue, se résignait en bâillant, cédait en grommelant à l’habile et secrète pression de son serviteur et allait à ces bizarres rendez-vous d’amour comme à la plus charmante des corvées.

Mais si, par faiblesse et par habitude déjà contractée, il se résignait assez facilement à ces entrevues nocturnes, le roi en revanche s’obstinait aux précautions les plus méticuleuses pour cacher cette liaison naissante et s’était, jusque-là, dérobé à toute tentative faite pour l’amener ouvertement à la petite maison, ce qui eût été un acheminement rapide à la reconnaissance officielle de la situation de la comtesse du Barry.

Malheureusement pour lui, M. Jacques avait pris ses dispositions en conséquence, et nous avons pu voir que Louis prenait là une peine bien inutile, puisque son secret, qu’il croyait bien gardé, était, grâce à d’habiles indiscrétions colportées de bouche en bouche, comme celui de polichinelle, connu de tout le monde au château.

Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que les entrevues de Louis et de Juliette fussent maussades pour cela. Loin de là, et la fausse comtesse n’avait nullement lieu de désespérer de l’avenir.

Lorsqu’il arrivait à la petite maison, le roi ne laissait rien voir de sa contrainte et de son ennui, uniquement par galanterie.

Mais la comtesse opérait sur lui un charme bizarre et déconcertant.

Insensiblement, sans qu’il s’en rendit compte, les propos galants dictés au roi par cette politesse dont il ne se départait jamais devant une femme, prenaient, sous l’empire de ce charme, une tournure plus passionnée, plus vibrante, presque sincère.

C’est que la comtesse était d’une beauté remarquable; ses manières aisées étaient d’une élégance rare; sa conversation, tour à tour enjouée et mélancolique, savait effleurer tous les sujets avec un tact parfait; enfin, aux heures intimes, elle savait jouer la comédie de la passion avec une fougue et un emportement doublés d’une science incomparable de toutes les choses de l’amour, science qu’elle devait à son ancien métier de fille galante.

Par sa beauté et sa conversation fine et spirituelle, elle commençait à fondre la glace dont se blindait l’esprit du roi; par ses baisers savants et raffinés, elle achevait son œuvre de conquête en s’emparant de ses sens qui vibraient alors, exacerbés.

Et c’était là, tout à la fois, sa force et son point faible: elle réussissait facilement à s’emparer des sens et de l’esprit du roi, mais son cœur sec et froid échappait constamment à toute emprise.

Et ce qu’il y avait de dangereux pour elle dans cette situation bizarre, c’est que Louis, aussi habile comédien qu’elle-même, par une prudence toute instinctive, parvenait aisément à lui dissimuler l’état réel de son cœur.

Or, comme elle voyait le roi tout vibrant près d’elle, elle commettait cette faute de prendre pour une réelle passion ce qui n’était en réalité qu’un état d’éréthisme particulier; la fibre purement sentimentale, jamais effleurée, restait immuablement morne, sans vibrations. En sorte qu’elle se croyait beaucoup plus avancée qu’elle ne l’était en réalité.

C’était là une erreur qui pouvait avoir des conséquences funestes, aussi bien pour elle que pour ceux qui la guidaient et la poussaient.

Ceci explique pourquoi Louis, après s’être livré aux baisers de cette charmeresse avec une fougue qui le surprenait lui-même, se détachait sans effort de son étreinte morale lorsque ses sens étaient rassasiés, et s’en retournait comme il était venu… las et mécontent, se jurant à lui-même de briser cette liaison qui le laissait indifférent et glacé, – dès lors qu’il était loin de la comtesse, – et… y retournant le soir-même, quoi qu’il en eût et malgré son serment.

C’était généralement au retour d’une de ces expéditions amoureuses que la pensée de Jeanne s’imposait tenace à son esprit et que quelque chose comme un remords venait l’étreindre. Mais alors, il revoyait l’élégante et fière tournure d’un de ses officiers, et cette évocation du chevalier était comme un dérivatif qui faisait enfuir la tant douce image de l’aimée, ouvrait toutes grandes les écluses de la jalousie, chassait tout remords et faisait grincer ses dents de fureur.

Au moment où nous la retrouvons, la comtesse du Barry était dans le grand salon-atelier du premier étage, assise devant une toile à peine ébauchée.

Cette toile représentait un portrait de Louis XV, que Juliette s’efforçait de faire de mémoire, pensant toucher le cœur du roi par cette délicate attention et lui prouver ainsi que les heures passées loin de sa présence, elle les employait à penser à lui.

Le portrait, sur son chevalet, était devant elle, mais les pinceaux et la palette gisaient, dédaignés, à terre.

La comtesse tenait sur ses genoux un grand carton sur lequel s’étalait une feuille blanche; elle paraissait observer fixement un modèle absent qu’elle voyait en imagination et elle crayonnait fébrilement. Mais, chose étrange, le portrait qu’elle dessinait ainsi avec une attention profonde ne ressemblait en rien au roi.

Sur la feuille de papier se détachait nettement une élégante silhouette d’officier… et cet officier ressemblait d’une manière frappante au chevalier d’Assas.

À cette heure de la journée où elle était sûre de n’être surprise par personne, – le roi ne venant que la nuit et nul ne la venant visiter, – elle délaissait le portrait du roi à peine ébauché et dessinait avec amour celui du modeste officier de fortune. Car, elle avait fini par se l’avouer à elle-même, cet officier si jeune, si loyal, si chevaleresquement brave, elle l’aimait d’un amour pur et sincère, ardent et passionné, elle, la courtisane, la maîtresse du roi…

Il était né, cet amour, de la pitié.

Sans le connaître, elle avait entendu parler autour d’elle de ce d’Assas beau comme un Antinoüs, brave comme un preux, loyal comme son épée, fier comme un roi, amoureux, avec ça, comme un page, et elle s’était intéressée à lui.

Plus tard, elle l’avait vu alors qu’il occupait, dans la ruelle aux Réservoirs, le pavillon en face du sien. Et, de le voir si impatient, si agité, si triste, si vibrant de passion pour une autre, l’intérêt qu’elle lui portait s’était changé en compassion en même temps que, sans s’en rendre compte, elle enviait sourdement l’heureuse femme qui avait su s’emparer de ce cœur et y régner en souveraine maîtresse.

Puis elle avait été mise au courant de ce qui se tramait contre le chevalier, et une immense pitié s’était emparée d’elle; elle s’était dit qu’elle le sauverait.

Et, en effet, nous l’avons vu risquer sa vie pour aller le mettre sur ses gardes.

Lorsqu’elle dut, autant pour obéir à ceux qui la poussaient qu’à sa propre ambition, passer aux actes décisifs, l’émotion violente qu’elle ressentit pendant tout le temps que dura sa substitution à Mme d’Étioles ne lui laissa pas le loisir de songer à lui et de se demander ce qu’il était devenu.

Mais lorsque, après le départ du roi, elle crut la partie gagnée, toute son inquiétude lui revint, et à l’agitation qui s’était emparée d’elle, elle dut reconnaître que le sentiment qu’elle éprouvait pour d’Assas n’était plus de l’intérêt simple, mais bel et bien de l’amour.

Certes, elle n’accepta pas sans combat ce sentiment nouveau pour elle et qui constituait un danger mortel, si par malheur il venait à être découvert de du Barry, de M. Jacques ou du roi. Mais ce danger, très réel, fut un attrait de plus.

Le mal, du reste, était beaucoup plus avancé qu’elle ne le pensait, et elle dut constater avec un trouble effarant, mais délicieux, que renoncer à son amour, à l’espoir de se faire aimer, lui était aussi impossible que de renoncer à la lumière du jour.

Alors, le cœur étreint par une indicible angoisse, elle s’informa habilement, avec une adresse rare, et apprit que celui qu’elle aimait était prisonnier au château, et cette nouvelle, qui pourtant n’avait rien de rassurant en soi, lui causa une très vive joie.

Dieu merci, le chevalier avait échappé aux coups de du Barry, et tant qu’il serait prisonnier, il n’aurait rien à redouter de cet ennemi qu’elle savait haineux et traîtreusement acharné. Le mieux était donc de le laisser sous ces verrous protecteurs… Plus tard, elle verrait à le tirer de là.

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