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Lubin n’était sans doute pas très inventif ou bien ce qu’il voulait faire était peut-être très difficile, car au bout d’un quart d’heure il se redressait, n’ayant rien trouvé; puis, prenant, comme on dit, son courage à deux mains, il redescendait, et, tout penaud, se présentait devant le maître: M. Jacques.

Une fois en présence de son supérieur, Lubin se mit humblement à genoux et confessa sa faute avec une entière franchise, n’omettant pas, bien entendu, de faire valoir ce qu’il avait fait depuis le matin pour racheter sa faute.

C’était là tout ce que l’infortuné Lubin, terrifié à l’idée du courroux qu’il allait déchaîner et du châtiment exemplaire qui allait s’abattre sur sa tête, avait trouvé.

Et s’il avait pu voir le coup d’œil terrible de son maître pendant qu’il parlait la tête basse, s’il avait pu voir la crispation de ses doigts fins et aristocratiques sur le velours du fauteuil, il eût été bien plus terrifié encore.

Mais, tandis qu’il parlait, M. Jacques réfléchissait et, après avoir maudit intérieurement la sotte imprudence de ce sous-ordre, il en avait vite pris son parti et dressé tout un plan.

Aussi, quand il eut fini, au lieu des reproches sanglants auxquels il s’attendait, Lubin fut-il tout surpris d’entendre le maître qui lui demandait avec douceur:

– Avez-vous songé à prévenir en face, mon enfant?

– Oui, monseigneur. L’homme, depuis qu’il est entré, est en observation. Pas une de ses paroles, pas un de ses gestes ne nous échappera. Quand il sortira, il sera suivi et nous saurons qui il est, où il demeure, et quels sont les moyens dont il dispose.

– Bien, mon enfant, c’est parfait! Relevez-vous.

Lubin, qui était resté tout ce temps à genoux, se releva, se demandant s’il rêvait.

– Mon enfant, reprit M. Jacques, je devrais vous punir sévèrement, car vous avez commis une faute… une grave faute… malgré mes ordres formels… mais à tout péché il y a miséricorde… D’ailleurs, votre repentir sincère, l’aveu rapide et franc de votre faute m’incitent à la clémence… Allez donc en paix, mon enfant, vous êtes pardonné… pour cette fois-ci… Mais, reprit-il avec un calme et une douceur plus terribles qu’une menace, mais ne péchez plus!… Allez!… j’ai besoin de réfléchir.

Lubin, abasourdi par cette clémence à laquelle il était loin de s’attendre, sortit, enchanté, au fond, d’en être quitte à si bon compte et se promettant bien, à l’avenir, de veiller sur sa langue et de racheter ce moment d’oubli par une soumission aveugle.

Quelques instants plus tard, la soubrette, munie d’instructions précises, sortait ostensiblement pour aller chercher des médicaments et remettait au droguiste un billet plié d’une façon particulière que celui-ci prenait des mains de la fille de chambre et dépliait avec un respect manifeste.

Ce billet contenait des instructions à l’adresse du droguiste qui était un affilié et qui, après avoir lu, le brûlait devant la jeune femme, en disant simplement:

– Dites que les ordres seront exécutés.

La soubrette réintégrait la maison et Crébillon avait à peine quitté l’herboristerie que M. Jacques recevait deux rapports succincts émanant l’un de l’aubergiste, l’autre du droguiste, et dans lesquels les paroles, les faits et gestes du poète étaient minutieusement relatés.

Le soir même, un autre rapport, plus détaillé, dévoilait à M. Jacques les noms de Crébillon et de Noé Poisson, l’endroit où ils habitaient, quand ils étaient arrivés à Versailles et ce qu’ils y avaient fait depuis leur arrivée. La visite de Crébillon à Berryer y était signalée.

M. Jacques aussitôt faisait appeler de Bernis et lui donnait ses instructions.

Dans la nuit même, de Bernis lui racontait par le détail la conversation que Crébillon avait eue avec le lieutenant de police et qu’il n’avait pas eu de peine à lui arracher, tant Berryer avait été frappé de l’attitude si extraordinaire – pour le courtisan – de ce pauvre diable de poète qui se permettait d’être un honnête homme.

M. Jacques était fixé. Il savait ce que voulait cet homme et ce qu’il cherchait. Il était tranquille. Celui-là, du moins, s’il cherchait Mme d’Étioles, ce n’était pas dans l’intention de la pousser dans les bras du roi.

Et un certain respect lui venait pour ce brave homme de poète, plus honnête dans sa pauvreté que tous les seigneurs fringants mais vils qu’il voyait autour de lui se ruer à la curée, et aussi comme une gêne, comme un ennui de le trouver sur son chemin et, qui sait?… d’être obligé de le briser peut-être.

Car, pour les raisons que nous avons expliquées, il ne fallait pas que le poète retrouvât Mme d’Étioles. Et puisque la faute d’un inférieur, secondée par un hasard vraiment extraordinaire, l’avait mis sur la piste de celle qu’il avait un intérêt si grand à ne pas laisser découvrir, il fallait prouver adroitement à ce Crébillon qu’il s’était trompé, qu’il avait fait fausse route, que tout ce que son ami lui avait raconté, ou du moins tout ce qui concernait Mme d’Étioles, n’était qu’une imagination d’ivrogne puisée dans les fumées de l’ivresse.

On a vu comment il y était arrivé et comment le poète avait été berné par la soubrette, adroitement stylée et secondée par quelques comparses qui avaient joué chacun le rôle qui lui était dévolu avec un naturel parfait.

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