Литмир - Электронная Библиотека
A
A

De toutes ces considérations il ressortait pour M. Jacques qu’il fallait à tout prix laisser tout le monde dans l’ignorance de la retraite de Mme d’Étioles et cacher non moins soigneusement l’état alarmant de sa santé.

Qu’un hasard malencontreux apprit à un de ses amis le lieu de cette retraite, que cet ami, à son tour, apprit au roi que celle qu’il croyait traîtresse et parjure se mourait d’amour pour lui, et le roi, immensément flatté de cette preuve d’amour évidente, les yeux enfin dessillés, accourait aussitôt, était obligé de se rendre à l’évidence.

Il serait impossible alors de lui faire croire que la pauvre créature qu’il voyait, là, si douloureusement frappée de son abandon, pouvait être infidèle et traîtresse.

L’odieuse calomnie qui consistait à faire de Jeanne la maîtresse du chevalier d’Assas, habilement entretenue dans l’esprit de Louis par tout un monde de complices volontaires ou inconscients, tombait d’elle-même devant la matérialité des faits. Avec elle tombait aussi la jalousie aveugle et féroce qui avait poussé et maintenu, plus que tout autre sentiment, le roi dans les bras de la comtesse du Barry… et c’en était fait des plans si laborieusement échafaudés, tout croulait… Et Mme d’Étioles sortait alors de cette lutte souterraine triomphante et toute puissante… Et couverte par l’affection sincère du roi, elle échappait à toute tentative ultérieure… était placée si haut que les coups ne la pouvaient plus atteindre.

Il fallait donc louvoyer prudemment jusqu’au rétablissement complet de la malade, qui ne serait, alors, plus à craindre.

D’abord, parce que, d’ici là, le roi aurait eu le temps de changer sa liaison éphémère avec la comtesse du Barry en une habitude déjà assez profondément enracinée pour que cette habitude lui tînt lieu d’affection et qu’un changement répugnât à sa nature indolente et quelque peu bourgeoise…

Ensuite, parce que, rétablie, Mme d’Étioles perdait le meilleur de son prestige et de son charme et qu’on s’arrangerait alors de manière à fournir au roi des preuves de sa liaison avec d’Assas, tellement irréfutables qu’elle serait sûrement et infailliblement battue d’avance et qu’il lui serait impossible d’approcher le roi, d’essayer de le convaincre.

Voilà pourquoi, un meurtre inutile répugnant à sa nature, raffinée et délicate par certains côtés, M. Jacques avait ordonné qu’on donnât à la malade les soins les plus minutieux et les plus vigilants. Voilà pourquoi aussi il avait recommandé les précautions les plus grandes pour que nul ne soupçonnât la présence de Mme d’Étioles, gravement malade, dans la mystérieuse demeure de la ruelle aux Réservoirs.

Mais si Jeanne, dans son délire, avait mis son âme à nu en ce qui concernait son amour pour le roi, elle avait donné aussi des indications précieuses à son ennemi qui en avait habilement profité et avait tout aussitôt dressé ses batteries en conséquence.

C’est ainsi qu’elle avait parlé de son père, M. de Tournehem, de d’Étioles, de Damiens, qui l’effrayait sans qu’elle sût trop pourquoi, de bien d’autres…

La fièvre lui avait donné une sorte de divination de tout ce qui se machinait contre le roi et elle avait parlé sans cesse, apportant la lumière sur bien des points restés obscurs dans l’esprit de M. Jacques, lui forgeant des armes qui devaient se retourner contre elle.

C’était elle qui avait éclairé d’un jour brutal les agissements de d’Étioles et mis ainsi en garde l’esprit toujours aux aguets de M. Jacques qui, jusqu’à ce jour, n’avait fait que soupçonner le sous-fermier et qui, sans elle, allait commettre la faute de dédaigner cet adversaire qui, maintenant, lui apparaissait comme redoutable et digne de retenir toute son attention.

C’était elle encore qui avait raconté dans tous ses moindres détails à la suite de quelle effroyable pression elle avait dû consentir à ce mariage qui lui répugnait; elle, toujours, qui avait dit l’horrible machination ourdie par son misérable cousin contre son oncle, son père à elle.

Nous avons vu, dans un précédent chapitre, comment M. Jacques avait mis à profit ces révélations importantes et qu’il avait dépêché de Bernis auprès de M. de Tournehem sans perdre de temps.

De Bernis avait fait au père de Jeanne un récit où il entrait autant de fiction que de réalité, et il avait habilement réussi à capter la confiance du financier et à faire de ce galant homme un espion inconscient attaché à la personne de d’Étioles.

Par Tournehem, de Bernis était assuré de connaître les moindres actions du mari de Jeanne, M. Jacques ayant un intérêt capital à être renseigné sur les actes de ce personnage qu’il savait, maintenant, capable de se jeter à la traverse de ses projets et de lui occasionner des tracas qu’il jugeait plus prudent de prévenir.

C’était sur ces entrefaites que le valet Lubin et le comte du Barry, accompagnant le docteur mandé en toute hâte auprès de Mme d’Étioles, avaient commis l’imprudence d’échanger sur le pas de la porte les quelques paroles surprises par Noé dans son ivresse.

Le vicomte d’Apremont, ou, pour lui laisser le nom qu’il tenait à garder lui-même, Lubin, s’était oublié, dans un accès de mauvaise humeur, jusqu’à prononcer des noms propres. Or, par fatalité, le malheur voulait qu’un ivrogne se fût trouvé dans cette ruelle, où ne passaient pas dix personnes dans la journée, juste à point nommé pour surprendre une conversation qui n’aurait jamais dû être tenue dans cet endroit et cela juste au moment où le maître venait de recommander la plus grande prudence, la plus étroite vigilance autour de Mme d’Étioles. C’était vraiment jouer de malheur!

Lubin, furieux contre lui-même, n’en avait pas dormi de la nuit. Il était à peu près certain que cet ivrogne n’avait rien entendu, rien compris; n’importe! quelle diantre de mouche l’avait piqué là d’aller bavarder comme une vieille commère sur le pas d’une porte!

Oh! le comte avait bien eu tort de ne pas étrangler tout à fait ce maudit ivrogne qui avait eu la malencontreuse idée de se venir vautrer devant leur porte juste au moment où lui, Lubin, avait la sottise de lâcher son caquet imprudent.

Ah! si le maître apprenait la chose, Lubin ne donnerait pas deux liards de sa peau. Il fallait à tout prix racheter cet oubli impardonnable par une surveillance incessante.

Dans ces dispositions d’esprit, le valet était descendu le lendemain de grand matin, se postant derrière le judas de la porte, surveillant la rue.

Le raisonnement de Lubin était très simple; il s’était dit:

– Si mon ivrogne est un ivrogne véritable amené là par un hasard fatal, il est certain que je ne verrai rien d’anormal. Si, au contraire, l’homme était un faux ivrogne, ou si même véritablement il a surpris quelques mots et qu’il veuille en avoir le cœur net, il est non moins certain qu’il viendra rôder par ici… Alors je le verrai, je le reconnaîtrai, je le devinerai… et je verrai ce que j’aurai à faire.

Ce raisonnement était assez juste. En tout cas il devait être couronné de succès.

Au bout de quelques heures d’une faction patiente et tenace, Lubin était récompensé de sa peine en voyant Crébillon et Noé qui s’arrêtaient devant la porte.

Dire que Lubin reconnut Noé, non. Il n’avait fait que l’entrevoir dans l’obscurité, et nous avons vu que le poète avait eu l’idée de lui faire endosser un autre costume.

En outre, Crébillon avait eu la prudence de s’éloigner le plus vite possible de la fameuse porte, entraînant à sa suite Noé, dans la crainte qu’il avait que celui-ci ne fût reconnu.

Malheureusement cette prudente retraite avait été effectuée trop tard. Le valet, derrière sa porte, avait eu le temps de les dévisager et, toute sa prudence étant déjà en éveil, il ne les avait pas perdus de vue.

Malheureusement aussi, les exclamations bruyantes de l’ivrogne en reconnaissant tour à tour la borne et le marteau brisé, et en retrouvant le galon de son habit, ses jeux de physionomie, très significatifs, suffirent amplement à le trahir, à donner l’assurance au valet qu’il avait été bien inspiré, qu’il avait là devant lui son ivrogne de la veille et que cet ivrogne avait certainement surpris quelque chose puisqu’il revenait là le matin même avec ce compagnon à face d’ivrogne et qui lui était inconnu.

Lubin, tout en continuant sa surveillance, se demandait ce qu’il allait faire, mais ne trouvait rien.

Cependant son ivrogne repassait devant la porte, retournant sans doute d’où il venait; quant à son compagnon, il le vit entrer dans la petite auberge, presque en face, et un sourire de satisfaction lui vint aux lèvres à cette constatation.

Lubin quitta aussitôt son poste d’observation, grimpa quatre à quatre les degrés qui conduisaient à l’étage supérieur, monta plus haut, jusqu’au grenier, s’approcha avec précaution d’une lucarne, fit entendre une sorte de modulation bizarre produite en soufflant dans un minuscule instrument qu’il avait sorti de sa poche, et attendit.

Quelques instants plus tard la même modulation bizarre, venant de la maison d’en face, parvint à ses oreilles.

Alors il s’écarta de la lucarne, et, ayant accompli sans doute une besogne importante, car il paraissait très content de lui-même, il s’assit dans un coin, sans se soucier de la poussière, et se mit à réfléchir.

41
{"b":"89054","o":1}