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VI LE NORMANT D’ÉTIOLES

Dans son impatience, Henri Le Normant d’Étioles a ordonné à son cocher de brûler le pavé; et les chevaux, deux bêtes superbes de vigueur, fouaillés à tour de bras, bondissent sur la chaussée du roi.

Le financier est nerveux, agité, inquiet.

C’est que la partie qu’il va jouer est formidable.

Un mot, un geste, un clin d’œil mal calculé ou mal interprété, peut la lui faire perdre.

Et cette partie perdue, c’est l’anéantissement de tous ses rêves. Avec l’écroulement d’un plan habilement conçu, laborieusement échafaudé, mené à bien avec une lente et implacable ténacité, ce peut être la ruine complète et absolue.

Une faute, une simple distraction peut lui coûter la vie, la liberté…

Car il va s’attaquer au roi, – c’est-à-dire à la toute-puissance -, lui chétif, sans titres, sans appui, sans autres armes que ses millions, inutiles en l’occurrence, et les ressources de son esprit inventif toujours en éveil.

Et un vaste soupir d’orgueil dilate sa maigre poitrine… car il ne doute pas du succès.

Un sourire de mépris lui vient aux lèvres en songeant à Crébillon…

Où diable l’honnêteté va-t-elle se nicher?… et de quoi s’est-il mêlé, celui-là?…

Et le sourire méprisant devient sinistre car les transes par lesquelles cet outrecuidant rimailleur l’a fait passer lui reviennent à l’esprit, et il se promet bien de faire payer cher à son auteur son intempestive intervention.

– Heureusement, murmure-t-il, que m’en voilà débarrassé, sans quoi cet imbécile eût été capable de se jeter dans mes plans et de les bouleverser…

Mais bah! me voilà tranquille de ce côté… si altéré que soit le gosier de ce maître ivrogne, cinq mille livres ne se boivent pas ainsi du jour au lendemain, et avant qu’il ait tout bu, mes affaires seront arrangées, et si le poète ivrogne veut se montrer méchant ou simplement importun…

Un geste sinistre compléta la pensée du ténébreux voyageur qui secoua les épaules comme quelqu’un qui se dit qu’il a bien d’autres chiens à fouetter pour le moment.

Le carrosse, lancé à une allure folle, approchait de Versailles, et d’Étioles rajustait sa toilette, calme, maître de lui, ayant reconquis tout son sang-froid et toute son astuce.

Devant le palais il descendit, donna un ordre à son valet de pied qui partit vivement pour l’exécuter, et il entra avec assurance, la tête haute, le jarret tendu, redressant sa petite taille, un sourire insolent aux lèvres… en véritable conquérant.

Et il se croyait tellement assuré du succès, toute la cour devait être tellement occupée – lui semblait-il – de l’honneur insigne que le roi lui avait fait, à lui d’Étioles, en lui prenant sa femme, qu’il éprouvait un certain étonnement à constater que nul ne faisait attention à sa personne et qu’il passait inaperçu au milieu de l’indifférence de la foule des courtisans qu’il s’attendait, naïvement cynique, à voir se ruer au-devant de lui, lui faisant cortège, le flattant, l’adulant ainsi qu’il convient à un personnage à qui échoit une fortune inouïe autant qu’inespérée.

Aussi son teint, habituellement pâle, prenait une teinte verdâtre, son œil cauteleux et fuyant s’abaissait haineusement sur ceux qui l’environnaient et, dépité, il murmurait en grinçant des dents:

– Patience!… tout cela changera… bientôt!…

Cependant, une désillusion plus douloureuse encore l’attendait.

Hypnotisé par cette idée que Jeanne, étant la maîtresse du roi, lui le mari, devenait, de par le fait de ce caprice royal, un puissant personnage, il avait cru naïvement mais sincèrement, qu’il lui suffirait de donner son nom pour être admis immédiatement auprès du royal amant de sa femme.

Aussi sa déconvenue et sa rage furent terribles lorsqu’il se heurta à un huissier qui, fidèle observateur de l’étiquette, faillit presque rire au nez de ce petit traitant qui, ne doutant de rien, émettait là, tout bonnement, cette prétention monstrueuse de voir le roi, tout de suite, en particulier, sans autres formalités.

D’Étioles eut beau insister, prier, se fâcher, l’huissier resta intraitable et il dut, la mort dans l’âme, se résigner à faire ce qu’on lui demandait: c’est-à-dire une demande d’audience particulière rédigée en bonne et due forme.

Tout ce qu’il put obtenir, après avoir glissé sa bourse entre les mains du farouche gardien, ce fut la protection du laquais qui, après avoir soupesé la bourse et la jugeant sans doute convenablement garnie, voulut bien lui promettre de s’employer à lui avoir un tour de faveur.

Et, tout déféré par cet obstacle inattendu, la tête en feu, la rage au cœur, il dut s’éloigner, se perdre dans la cohue des courtisans, attendant avec une impatience fébrile d’être admis auprès de Sa Majesté.

Enfin, ce tour tant désiré arriva, grâce à la complaisance d’un laquais – ô ironie! – et pâle, tremblant d’espoir mais néanmoins résolu, il fit son entrée dans le cabinet du roi et, selon l’étiquette, attendit que celui-ci voulût bien le voir et lui permît enfin de parler.

Le roi, lui, ne se pressait pas de lever la tête: il réfléchissait.

Sans se l’avouer à lui-même, il était beaucoup plus épris qu’il ne le croyait et l’image de Jeanne revenait sans cesse à son esprit, quelque effort qu’il fît pour l’en chasser.

En tant que roi, il n’était pas accoutumé à la résistance à ses désirs; comme homme et comme amoureux, cette résistance avait exaspéré ses désirs et fait que ce qui n’eût été qu’un simple caprice, la conquête de Jeanne avait été facile, était devenu une véritable passion.

La disparition soudaine de Jeanne au moment précis où il croyait enfin la posséder avait éveillé en lui des sentiments qu’il se croyait totalement incapable d’éprouver.

Le roi avait disparu chez lui, l’amoureux seul restait et l’homme souffrait, car il était jaloux.

Oui, le roi, convaincu que Jeanne l’avait méprisé, dédaigné pour d’Assas, grondait intérieurement de fureur jalouse; mais comme il voulait se faire illusion à lui-même, il jetait volontairement un voile sur sa jalousie et s’efforçait de se persuader que l’amour-propre seul était en cause.

En outre, si le cœur était touché dans ses sentiments, l’homme à bonnes fortunes qu’il était se sentait humilié et souffrait encore de se voir préférer un autre plus jeune… et peut-être plus beau… puisqu’il était préféré.

Sentiments en somme assez complexes où il entrait une bonne part d’amour vraiment sincère, de vanité froissée, d’amour-propre piqué au vif et, brochant sur le tout, de dépit royal étonné de se voir dédaigné.

Le dépit seul avait poussé le roi dans les bras de la fausse comtesse du Barry.

En s’adonnant aux caresses d’une autre, il avait agi instinctivement, comme tous les amoureux de tous les âges et de tous les temps, qui, avec cette belle logique qui les caractérise, se vengent des dédains de l’ingrate aimée en se pendant au cou d’une autre.

On conçoit aisément que, dans ces dispositions d’esprit particulières, le roi ne pouvait voir que d’un fort mauvais œil M. d’Étioles, c’est-à-dire le mari de l’ingrate, de la perfide Jeanne, et que sa jalousie surexcitée au plus haut point devait fatalement se détourner en partie sur la tête de celui qui, mari ou amant, avait eu le bonheur de presser entre ses bras la femme aimée.

Mais, sentiment bizarre et humain, en même temps que le roi sentait en lui une fureur jalouse contre ce mari, il éprouvait une âpre satisfaction à se dire que cet homme, comme lui, quoique d’une autre façon, était trompé et bafoué, et volontiers, si le rang ne l’eût retenu, il eût serré la main de ce confrère en infortune amoureuse, en lui disant sur un ton de condoléance:

– Mon pauvre ami!…

Toujours est-il que, pour ces raisons ou d’autres qui nous échappent, l’accueil du roi fut glacial et donna le frisson au malheureux d’Étioles.

Rassemblant tout son courage, le financier commença d’une voix qui tremblait un peu:

– Sire, je viens confier à mon roi un secret qui touche à mon honneur et plonge dans la douleur la plus profonde un des sujets les plus dévoués de Votre Majesté.

D’Étioles s’arrêta sur ce préambule.

Le roi ne fit pas un geste, ne dit pas un mot.

Toujours froid, impassible, l’air plutôt indifférent, il attendit.

D’Étioles continua donc:

– Je me suis marié tout récemment et je dois avouer à Votre Majesté que j’ai la faiblesse d’adorer ma femme… fort jolie, du reste…

Toujours même mutisme obstiné de la part du roi.

– Or, reprit d’Étioles légèrement interloqué, or cette femme, ma seule joie, mon honneur, ma vie; cette femme objet de mon culte, – et des sanglots savamment gradués rythmaient ces mots -, cette femme sans qui la vie n’est plus rien pour moi, cette femme, Sire… elle a disparu!

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