XIV LES PRISONS DU CHÂTEAU
Le château de Versailles n’était nullement aménagé pour servir de prison. Cependant, à cette époque du «bon plaisir», la prison était comme le complément nécessaire, obligé pour ainsi dire, de toute demeure royale, et on eût plutôt oublié chambres et salons que cet accessoire indispensable.
Donc, sans avoir de prison au sens strict du mot, le château n’en possédait pas moins ses locaux disciplinaires parfaitement aménagés pour cet usage particulier.
À cet effet, on avait distrait un certain nombre de pièces du dernier étage, on avait mis de solides barreaux aux fenêtres, de forts verroux aux portes, et on s’était ainsi trouvé en possession d’un certain nombre de cellules qui, pour n’avoir rien de commun avec le traditionnel cachot garni de paille humide, n’en constituaient pas moins une retraite sûre où l’on pouvait méditer tout à son aise sur les inconvénients d’avoir déplu au roi ou, plus simplement, d’avoir manqué à la discipline militaire, mais d’où il était superflu de songer à s’évader, car le tout était sérieusement gardé et à l’abri des tentatives de messieurs les prisonniers, gens généralement fort inventifs et ingénieux, surtout quand il s’agit de reconquérir cette chose illusoire qui s’appelle la liberté et qu’on n’apprécie jamais mieux que lorsqu’on en est privé.
Ces cellules étaient tout uniment des chambres à coucher assez vastes, confortablement meublées, et ceux qui les occupaient y étaient fort convenablement traités aux frais du roi: d’abord, parce que le séjour y était en général de courte durée, soit que le prisonnier fût élargi, soit qu’il fût transféré dans une habitation plus propice, comme la Bastille ou le donjon de Vincennes; ensuite, parce que ces prisonniers étaient toujours des gens de qualité à qui on ne ménageait pas les égards dus à leur rang.
Ces chambres servaient aussi de locaux de discipline, réservés aux officiers condamnés aux arrêts de rigueur pour un temps plus ou moins long.
Il avait été établi, par surcroît de prudence, une sorte de corps de garde occupé par une dizaine de soldats et un sergent commandés par un officier auquel on avait réservé un petit appartement.
Officier et soldats étaient relevés tous les quinze jours de cette garde, considérée comme une assommante corvée, car il leur était formellement interdit de quitter le château, pendant tout ce temps, en sorte que les gardiens se trouvaient, de ce fait, presque aussi prisonniers que ceux dont ils avaient la garde.
La corvée était encore supportable quand les cellules étaient inoccupées, ce qui arrivait le plus souvent; mais dès qu’il y avait un seul occupant, elle devenait lamentable, car la consigne était impérieuse et formelle.
Dans ce cas-là, à moins d’ordres spéciaux, le commandant de poste s’enfermait avec son prisonnier et tous deux se tenaient mutuellement compagnie.
Lorsque le prisonnier était un officier comme lui, le chef de poste se mettait en quatre pour le camarade appelé peut-être un jour ou l’autre à lui rendre le même service. Il mangeait à sa table, faisait son jeu s’il le désirait, se chargeait volontiers de ses menues commissions s’il avait une maîtresse, allant même jusqu’à autoriser la visite de quelques camarades, se bornant à assister à ces entrevues qui se terminaient en général par un repas bruyant et animé où l’on vidait force coupes à la libération prochaine du détenu.
Bref, il s’efforçait, par tous les moyens compatibles avec la discipline, d’adoucir les rigueurs de la captivité à un camarade, ne lui demandant que sa parole de ne pas chercher à fuir.
Il est juste de dire que le même officier, qui se montrait si conciliant et de si bonne composition, n’eût pas hésité à tuer impitoyablement son prisonnier à la moindre tentative de fuite. Il est vrai, aussi, qu’un gentilhomme avait au plus haut degré le respect de la parole donnée et que par suite d’un hasard ou d’une complicité, les portes de sa prison se fussent-elles ouvertes toutes grandes devant lui, il eût stoïquement refusé de profiter de l’occasion plutôt que de faillir à sa parole.
L’engagement d’honneur pris par un détenu constituait donc pour l’officier de service une garantie morale des plus sérieuses; mais en dehors de cette garantie, il y en avait d’autres, purement matérielles, qui n’étaient nullement à dédaigner et, ici, une description des lieux très succincte s’impose.
Les prisons étaient situées au fond d’un vaste couloir immédiatement au-dessous des combles. Toutes les pièces étaient en enfilade et séparées les unes des autres par des cloisons épaisses. Il y avait d’abord le corps de garde, vaste pièce où se tenaient toujours les hommes au complet. Au fond du corps de garde une porte en chêne massif, avec de solides verrous et percée au centre d’une ouverture de vingt centimètres de côté environ et munie elle-même de deux barreaux épais disposés en forme de croix. Cette porte donnait sur un étroit couloir éclairé, sur la gauche, par trois vastes fenêtres garnies de solides barres de fer très rapprochées; sur la droite, sept portes de chêne plein dont six agrémentées de forts verrous; au milieu, une petite échelle raide aboutissant à une trappe.
La première porte, la seule qui ne fût pas munie de verrous, ouvrait sur l’appartement du chef de poste composé d’une minuscule antichambre, d’un salon et d’une chambre à coucher.
Les quatre suivantes donnaient chacune sur une chambre à coucher très confortablement meublée et dont le lit très vaste occupait à lui seul une bonne moitié.
Les deux dernières, enfin, donnaient chacune sur un petit appartement composé d’un salon et d’une chambre à coucher, le tout réservé aux personnages de marque, les seigneurs de moindre importance devant se contenter d’une chambre seulement.
Chaque pièce était aérée par une fenêtre soigneusement garnie d’épais barreaux.
La trappe située au milieu de ce couloir aboutissait à une sorte de terrasse située au faîte du toit et sur laquelle les détenus avaient le droit de venir respirer et se promener deux heures le matin et deux heures le soir.
Le tout était situé sur les derrières du château et donnait sur la campagne.
Par cette disposition, on voit qu’il était difficile de s’échapper. La seule issue aboutissait au corps de garde où il eût fallu passer sur le corps à onze hommes solidement armés. La terrasse était à une hauteur telle que sauter de là eût été s’exposer à une mort certaine. Restaient les planchers, mais les étages du dessous étaient occupés par une multitude d’officiers et de gentilshommes de service, en sorte que le moindre bruit insolite eût infailliblement attiré l’attention et donné l’éveil.
L’officier commandant le poste, enfermé comme ses prisonniers, surveillait ses hommes par l’étroite ouverture pratiquée à cet effet dans la porte du corps de garde et, lorsqu’il voulait sortir, était obligé de se faire reconnaître pour se faire ouvrir, ce qui rendait une substitution de personne impossible. On comprend que dans ces conditions il pouvait sans grands risques se montrer accommodant et humain.
Tels étaient les lieux dont le chevalier d’Assas était l’unique occupant et où il avait été enfermé à un moment où il eût tout donné pour être libre et protéger Jeanne.
On lui avait donné la chambre située à côté du logement de l’officier et qui portait le numéro 1.
Le roi n’ayant donné aucune indication spéciale concernant ce détenu qui avait grade d’officier, le commandant du poste, un gentilhomme nommé de Verville, en inféra naturellement que ce camarade était puni pour quelque manquement à la discipline militaire et qu’il sortirait de là après quelques semaines de réclusion. Aussi lui fit-il un accueil très franc, très cordial, le pria de lui faire l’honneur de dîner à sa table, de considérer son appartement comme le sien propre, se mit à son entière disposition et laissa toutes les portes ouvertes, à part, bien entendu, celle du corps de garde qui restait soigneusement verrouillée.
Il lui fit visiter les locaux, admirer le joli point de vue dont on jouissait sur la terrasse, et, après cette visite, qu’il appela plaisamment le tour du propriétaire, descendit se mettre à table avec son prisonnier dont la mine franche et loyale lui avait inspiré une vive sympathie dès le premier abord.
Pendant ce premier dîner, de Verville, devinant la tristesse profonde du chevalier, lui versa rasade sur rasade pour l’étourdir, débitant mille sottises, lui conta cent anecdotes scandaleuses pour le distraire et, avec ce tact et cette délicatesse qui caractérisaient les vrais gentilshommes, évita avec soin toute allusion à la situation présente de son convive ainsi qu’à la faute qui lui avait valu cette situation.
Cependant, malgré tous ses efforts, le chevalier, tout en rendant politesse pour politesse, n’arrivait pas toujours à dissimuler le voile de tristesse qui pesait lourdement sur lui, et son hôte, qui s’en apercevait, de plus en plus persuadé que d’Assas n’était qu’un officier aux arrêts pour quelque vétille, s’imaginait tout bonnement que cette tristesse provenait de quelque liaison amoureuse brutalement interrompue par ces arrêts intempestifs, redoublait d’amabilités, renouvelait avec une engageante cordialité ses offres de services que le chevalier déclinait tout en remerciant chaleureusement, demandant comme grâce de faire passer un mot à son ami le comte de Saint-Germain, ce qui lui était accordé sans difficulté.
Vers la fin du repas, le chef de poste annonça incidemment, et sans y attacher autrement d’importance, qu’il comptait sur la parole du chevalier de ne tenter aucune évasion, seule garantie qu’il réclamait pour accorder sans scrupules et sans soucis toutes les petites privautés que pourrait réclamer ce gentil compagnon qui décidément lui plaisait de plus en plus.