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X DE BERNIS À L’ŒUVRE

Nous laisserons, provisoirement, les différents acteurs de cette histoire évoluer suivant qu’ils sont poussés par les événements, leurs passions ou leurs intérêts, et nous reviendrons, si le lecteur le veut bien, à un personnage qu’il nous est impossible de laisser plus longtemps dans l’ombre: nous voulons parler de M. de Tournehem.

Armand de Tournehem avait contracté l’habitude de venir, chaque jour, voir sa fille à l’hôtel d’Étioles, voisin de son propre hôtel.

Lors de l’enlèvement de Jeanne, Henri d’Étioles étant en voyage, M. de Tournehem était dans l’ignorance des événements qui venaient de s’accomplir.

La matrone, pour gagner du temps, affirma à M. de Tournehem que Jeanne, mandée par d’Étioles, avait dû quitter l’hôtel en toute hâte pour rejoindre son mari.

Jeanne et Henri étaient nouveaux mariés. Devant Armand ils affichaient des sentiments passionnés; l’excuse était donc plausible et fut admise par le père qui se consola en se disant que sa fille était heureuse et pardonna en songeant que le bonheur est égoïste.

Mais l’absence de Jeanne se prolongeait, contre toute attente.

En outre, elle gardait un silence inexplicable.

Enfin, d’Étioles était rentré seul.

Héloïse, fort inquiète et agitée, ne savait plus que penser ni à quel saint se vouer.

L’angoisse et l’inquiétude du père ne faisant que croître, Héloïse et Henri durent se résigner à lui apprendre une partie de la vérité.

Devant cet aveu tardif de la disparition de sa fille, la douleur du père s’exhala en reproches violents à l’adresse de la Poisson et de son neveu.

Mais les deux fins matois s’excusèrent en disant que l’intérêt qu’ils lui portaient les avait seul incités à lui cacher la vérité et qu’ils n’avaient eu d’autre but que de lui épargner une douleur qu’ils savaient devoir être profonde; d’ailleurs, d’Étioles espérait retrouver rapidement sa femme avant même que son oncle ait pu concevoir la moindre inquiétude.

Que répondre à une pareille excuse?… Rien évidemment!… au surplus Héloïse et Henri paraissaient sincères!…

Le malheureux père dut donc se résigner et, le désespoir dans l’âme, entreprit les démarches nécessaires pour retrouver sa fille bien-aimée.

Mais comme on s’était bien gardé de parler devant lui du roi; comme on l’avait, au contraire, poussé à effectuer ses recherches dans Paris même, le résultat fut naturellement négatif, malgré que le financier n’eût épargné ni ses démarches, ni son or, ni son crédit, qui était considérable.

Jeanne était restée introuvable.

Devant le malheur qui le frappait, le désespoir du père devint immense et confina à la folie. En quelques jours le malheureux avait vieilli de dix ans.

Il errait, corps sans âme, dans les vastes pièces de son hôtel, cherchant vainement quelle démarche il pourrait tenter, à quelle personne il pourrait s’adresser, en quel endroit il pourrait courir pour retrouver sa Jeanne, sa fille, son trésor…

Et des réflexions sombres étaient venues l’envahir; des pensées sinistres hantaient son cerveau… et, plus d’une fois déjà, l’idée d’en finir par un bon coup de poignard était venue le harceler…

Mais il avait repoussé cette idée de suicide.

Son amour paternel lui criait que sa fille avait besoin de lui, qu’il n’avait pas le droit de faillir à ses devoirs de père, et que, d’ailleurs, il aurait toujours le temps de trancher lui-même une existence qui lui devenait odieuse depuis qu’il était privé du sourire de son enfant… lorsque tout espoir serait irrémédiablement perdu.

Une autre considération l’avait arrêté dans cette voie du suicide où il s’était engagé: il s’était dit que cette douloureuse épreuve qu’il subissait, c’était peut-être le châtiment qui s’appesantissait sur lui, que c’était peut-être là le commencement de l’expiation du crime qu’il avait commis autrefois… et qu’il était puni dans ce qu’il avait de plus cher au monde: son enfant, du lâche abandon dont il s’était rendu coupable envers la mère.

La douleur et le désespoir le rendant quelque peu fataliste, il se disait aussi que ce châtiment était juste et mérité et qu’il n’avait pas le droit de s’y soustraire par la mort.

Mais dans ses longues heures d’angoisse il avait repassé minutieusement tous les événements écoulés depuis le mariage de sa fille. Les moindres faits, le plus petit mot avaient été soigneusement étudiés, et cette conviction qu’il avait, en consentant à ce mariage, fait le malheur de sa fille s’était ancrée, tyranniquement tenace, dans son cœur déchiré d’amers regrets.

Que soupçonnait-il au juste?… Il n’en savait trop rien lui-même.

Qu’avait-il à reprocher à son neveu Henri?… Il ne voyait pas.

Mais un secret pressentiment lui disait que tous les maux de sa fille, et, par conséquent, son malheur à lui, venaient et viendraient de ce mariage.

Jusque-là, le lecteur s’en souvient peut-être, il n’avait eu que de vagues soupçons rapidement étouffés par les assurances de sa fille qui s’appliquait de son mieux à les chasser de son esprit.

Maintenant ses soupçons étaient changés en certitude et il devinait confusément il ne savait trop quelle souterraine trame ourdie contre le bonheur de son enfant… et dont ce mystérieux enlèvement n’était, sans doute, que le premier pas dans la mise à exécution.

Néanmoins, il continuait opiniâtrement ses recherches, toujours sans succès.

Tous les jours aussi, il se rendait à l’hôtel d’Étioles dans l’espoir d’y apprendre enfin du nouveau… et chaque jour amenait une nouvelle désillusion.

C’est ainsi que son neveu Henri, qui suivait à son égard un plan nettement tracé, lui avait appris qu’il s’était, en désespoir de cause, adressé au roi, lequel l’avait reçu très affablement et l’avait renvoyé au lieutenant de police qui, sur l’ordre formel du roi, avait promis de remuer ciel et terre pour retrouver la disparue ainsi que le ou les coupables.

Il faut dire ici que d’Étioles avait hésité un moment, se demandant s’il ne ferait pas bien de pousser son oncle à rendre visite au lieutenant de police, qui n’aurait pu se dérober devant l’importance d’un tel solliciteur.

Mais là où M. de Tournehem ne voyait que pièges et embûches tendus contre le bonheur de sa fille… et peut-être sa vie, d’Étioles, lui, restait fermement convaincu qu’il ne s’agissait que d’une aventure d’amour.

Et il se disait que, dans ces conditions, il saurait bien retrouver tout seul les traces de sa femme et de son ravisseur… Une aide fournie par un homme comme son oncle pouvant devenir une entrave au moment précis où il aurait besoin de toute sa liberté d’action pour tirer du ravisseur et peut-être de Jeanne elle-même la vengeance éclatante qu’il rêvait, il n’avait pas hésité et, sans pitié pour la douleur profonde de cet homme, il l’avait impitoyablement poussé dans de fausses directions, lancé sur de fausses pistes, leurré de chimériques espoirs.

Quant à Héloïse Poisson, qui d’un mot aurait pu rassurer le malheureux père sur le sort de sa fille, elle gardait aussi un silence obstiné, aussi intéressé que celui de d’Étioles, quoique pour d’autres causes.

Depuis qu’elle avait appris de la bouche de Noé que Jeanne avait été enlevée par le roi, elle était sans nouvelles. Elle avait habilement mis en branle toutes les personnes susceptibles de lui apporter un renseignement, mais vainement…

Elle aussi, comme d’Étioles, comme Tournehem, était plongée dans une cruelle indécision et dans des angoisses profondes. Elle se demandait avec un commencement d’inquiétude ce que pouvait bien cacher ce silence persistant de Jeanne, ainsi que cette disparition obstinément prolongée.

Mais elle se rassurait en se disant:

– Bah! les amoureux brûlent leur chandelle par les deux bouts… Ils l’useront ainsi plus vite. Il viendra toujours bien un moment où ils seront las de leur mystérieux tête-à-tête… et alors!…

La matrone se consolait ainsi elle-même et s’efforçait de se raccrocher à cette douce conviction que Jeanne était bien la maîtresse du roi… ce dont elle arrivait à douter parfois quand elle constatait le néant qui couronnait ses recherches et le silence inquiétant de ceux qu’elle s’obstinait néanmoins à appeler les deux amoureux: le roi et Jeanne.

Telle était à peu près la situation d’esprit de ces différents personnages au moment où nous les retrouvons.

M. de Tournehem était, ce jour-là, dans son cabinet, occupé, comme toujours, à se demander quelle démarche il pourrait tenter pour retrouver sa fille lorsqu’un valet vint lui annoncer que M. de Bernis, secrétaire intime de M. le lieutenant de police, sollicitait l’honneur d’être reçu, séance tenante, pour affaire de la plus haute gravité.

Tournehem connaissait vaguement ce Bernis, qui se faufilait dans tous les mondes. Mais peut-être ne l’eût-il pas reçu si la qualité de secrétaire du lieutenant de police, que le visiteur avait déclinée, peut-être sciemment, n’était venue éveiller en lui un secret espoir.

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