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XV LE MOUCHOIR

Les scènes que nous narrons s’étant déroulées à des endroits différents et presque simultanément, nous sommes obligé d’aller de l’un à l’autre lieu et de suivre les différents acteurs de cette histoire dans leurs multiples évolutions qui, alors même qu’elles paraissent le plus étrangères les unes aux autres, n’en sont pas moins reliées entre elles par un lien solide, quoique secret, ainsi que le lecteur pourra s’en rendre compte s’il veut bien nous suivre et nous prêter une bienveillante attention.

Nous retournons donc à la maison de la ruelle aux Réservoirs.

C’était le jour même où le brave Crébillon était magistralement mystifié par cet incomparable metteur en scène qu’était M. Jacques.

Le valet de chambre Lubin était occupé à mettre en ordre les affaires du chevalier, qui avait quitté précipitamment le pavillon pour aller rôder autour de la maison des Quinconces.

Maître Lubin, en accomplissant consciencieusement ses fonctions de valet de chambre, avait mis la main sur un mouchoir de fine batiste fleurant encore la verveine.

Depuis qu’il avait commis une grave imprudence qui aurait pu lui coûter cher, si, grâce à son initiative aidée par un peu de chance, il n’avait pu réparer à temps sa bévue, Lubin s’était juré d’être prudent à l’avenir et de racheter par un zèle inlassable la faute commise.

Dans tout autre moment il n’eût probablement attaché aucune importance à cette trouvaille. Mais au moment où elle se produisait, son esprit soupçonneux toujours en éveil avait une tendance à voir des périls partout et à grossir démesurément le moindre fait qui prenait à ses yeux les proportions d’un événement.

La découverte de ce mouchoir, qui ne ressemblait en rien à ceux du chevalier, le plongea donc dans un abîme de réflexions profondes. Et le résultat de ces réflexions fut qu’il s’en alla tout droit porter sa trouvaille à son maître. On a déjà pu voir que dans un cas embarrassant il n’avait trouvé que ce moyen de se tirer d’affaire. Cela lui ayant réussi une fois, il n’hésita pas à employer une deuxième fois ce même moyen qui pouvait être encore bon.

M. Jacques, après l’avoir congédié et remercié, se mit à étudier attentivement ce mouchoir qu’il n’eut pas de peine à reconnaître attendu qu’il était de tout point semblable à ceux qu’il avait achetés lui-même lorsqu’il s’était donné la peine de constituer le trousseau de Juliette Bécu, future comtesse du Barry.

Alors il s’était posé à lui-même une foule de points d’interrogation, auxquels il avait répondu de son mieux, si bien que, de question en réponses, il était arrivé à cette conclusion logique:

Ce mouchoir avait appartenu à la comtesse, il le reconnaissait formellement, il portait d’ailleurs ses initiales surmontées de la couronne comtale. Il avait conservé un reste de parfum à la verveine: or lui-même avait conseillé à la comtesse d’adopter ce parfum qui était préféré du roi en ce moment.

Mais comment et pourquoi ce mouchoir se trouvait-il chez d’Assas?

M. Jacques était un profond penseur. Il savait que rien n’est si fragile et si dur tout à la fois, rien n’est si romanesque et si indéchiffrable au monde que le cœur d’une femme. Il savait aussi qu’un imperceptible grain de sable suffit pour faire crouler un édifice laborieusement échafaudé. Aussi avait-il pris depuis longtemps l’habitude de ne dédaigner et de ne négliger aucun détail, si futile qu’il parût de prime abord.

Dans la situation de Juliette Bécu cherchant à conquérir de haute lutte les faveurs du roi, aidée de ses conseils à lui, l’hypothèse la plus folle, la plus inadmissible était de penser que cette femme, intelligente et énergique pourtant, risquât de compromettre une situation merveilleuse, d’entraîner dans une chute mortelle et stupide – puisque recherchée comme à plaisir – ceux qui la poussaient, la portaient pour ainsi dire vers un but splendide, en s’amourachant sottement d’un jeune homme obscur et pauvre.

Plus cette hypothèse lui paraissait folle et inadmissible, plus, lui semblait-il, il devait la croire possible.

Juliette Bécu, comtesse du Barry, sur le point de devenir favorite d’un roi puissant et redouté; Juliette Bécu, il en eût juré, était amoureuse de qui?… du chevalier d’Assas.

Sans cela, comment admettre la trouvaille de ce mouchoir chez le chevalier qui ne la connaissait pas?

Juliette était donc allée chez d’Assas?

Comment?… pourquoi?… Peu importait!

L’essentiel était de savoir qu’il y avait là un danger formidable, imminent; que cette femme, en l’énergie et la rare intelligence de laquelle il avait placé des espérances démesurées, venait subitement d’être prise d’un coup de folie qui pouvait avoir pour lui des conséquences effroyables et qu’il fallait, coûte que coûte, l’arrêter dans cette voie fatale où elle paraissait vouloir s’engager.

Mais ne se trompait-il pas? Hardiment il eût répondu non. Il était prudent toutefois de s’assurer de la réalité du fait et de prendre immédiatement des mesures urgentes pour parer à une catastrophe.

M. Jacques fit donc appeler le comte du Barry, et, quand celui-ci fut devant lui, demanda:

– Mon cher comte, vous qui vous intéressez au chevalier d’Assas, pourriez-vous me donner quelques explications sur le lieu où ce jeune homme est détenu et sur les mesures qui sont prises habituellement pour garder les prisonniers du château? Vous devez savoir cela?

Du Barry, à ces paroles du maître redouté, – car le comte était décidément maté – se troubla, se demandant où l’autre voulait en venir.

Mais M. Jacques, à qui ce trouble n’avait pas échappé, fit un geste d’impatience, et très sèchement reprit:

– Ne cherchez pas dans mes paroles autre chose que ce qu’il y a en réalité, et répondez-moi… mon temps est compté.

Le comte alors fit connaître à son maître les détails que nous avons rapportés dans le précédent chapitre.

Lorsqu’il eut terminé, M. Jacques, qui avait écouté très attentivement, dit:

– En sorte que ce jeune homme passe son temps à boire, à manger et à jouer avec son gardien, c’est parfait!… Et pas d’espoir de réussir une évasion?…

– Oh! fit du Barry avec un sourire sinistre, de ce côté-là… je suis tranquille.

– Bien!… Je m’en rapporte à vous… Quand la garde actuelle sera-t-elle relevée?

– Après-demain.

– Parfait!… Eh bien, mon cher comte, il faut, – et il insista sur ces deux mots, – il faut que l’officier qui prendra la prochaine garde soit le baron de Marçay… Allez!

– Monseigneur?

– Allez, vous dis-je… Il n’y a pas un instant à perdre… Au reste, vous pouvez être tranquille, il ne s’agit pas cette fois-ci de tirer le chevalier de sa geôle.

Rassuré sur ce point auquel il attachait sans doute une grande importance, le comte partit aussitôt pour exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir.

Quant à M. Jacques, il se rendit immédiatement à la petite maison des Quinconces, où il arriva à point pour surprendre Juliette, occupée à dessiner de mémoire le portrait de d’Assas et où nous l’avons vu à l’œuvre.

En quittant la comtesse du Barry, M, Jacques s’était rendu directement au château.

Il trouva, comme par hasard, en arrivant à la grille, le comte du Barry qui le conduisit aussitôt jusqu’à la porte extérieure du corps de garde des prisons, où il le laissa, sa mission consistant à piloter son supérieur et surtout à faire tomber les consignes devant lui.

M. Jacques frappa à la porte et, au soldat qui s’informait à travers un petit guichet qu’il tenait entrebâillé, demanda fort poliment à parler au baron de Marçay.

Le soldat, après avoir toisé ce petit bourgeois qui lui parut sans doute un personnage sans importance, pirouetta sur ses talons sans daigner répondre un mot, alla à la porte qui donnait sur le couloir intérieur, frappa trois coups sonores du pommeau de son sabre et cria d’une voix retentissante à travers l’ouverture:

– Officier!… Une visite!

À cet appel, le nouveau commandant du poste, qui avait pris son service le matin même, sortit de son appartement, se fit reconnaître de son subordonné, qui lui ouvrit aussitôt, traversa le corps de garde d’un pas las, ennuyé, en coulant des regards furtifs sur ses hommes immobiles qu’il n’avait pas l’air de voir. Arrivé à la porte opposée, ayant reconnu d’un coup d’œil oblique la tenue plus que modeste et l’allure humble de celui qui le dérangeait, il laissa tomber dédaigneusement du bout des lèvres:

– C’est vous qui me demandez?… Que voulez-vous?…

Une voix blanche et doucereuse répondit de l’autre côté:

– Monsieur l’officier, j’ai l’honneur de solliciter de vous la faveur d’un entretien particulier.

L’officier considéra un instant le solliciteur avec un dédain de plus en plus accentué, et sans doute allait-il le congédier avec impertinence, lorsqu’il remarqua avec étonnement que, tout en parlant, cet importun esquissait rapidement quelques signes mystérieux.

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