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Il considéra alors plus attentivement ce visiteur, qui lui parut sans doute digne d’une certaine considération, car il fit un signe à un soldat qui s’empressa d’ouvrir serrures et verrous.

Toujours dédaigneux, l’officier dit laconiquement:

– Venez, monsieur, et tourna le dos avec désinvolture, le visiteur n’étant décidément qu’un infime personnage.

Sans se déconcerter, celui-ci entra courbé en deux, et suivit, comme on le lui avait ordonné, non sans faire force révérence à droite et à gauche aux soldats qui le considéraient d’un air gouailleur.

Arrivé chez lui, le baron ferma prudemment toutes les portes, laissa tomber les portières et conduisit, toujours sans mot dire, le petit bourgeois jusque dans sa chambre qui lui paraissait sans doute une retraite plus sûre. Là, il se laissa choir nonchalamment dans l’unique fauteuil, et, sans offrir un siège à cet humble visiteur, il demanda en esquissant à son tour quelques signes cabalistiques:

– Vous avez des instructions à me transmettre?… Parlez, mon ami.

Mais avant de répondre, M. Jacques traça rapidement dans l’air quelques signes mystérieux.

À cette vue, la morgue hautaine du gentilhomme tomba comme par enchantement. Il se redressa aussitôt avec déférence et dit, cette fois fort poliment:

– Un supérieur!… Excusez-moi, monsieur, votre air modeste… D’ailleurs les signes que vous avez ébauchés avant d’entrer dénotaient un inférieur… alors…

– Vous êtes tout excusé, mon ami, fit à son tour M. Jacques, qui s’assit tranquillement dans le fauteuil que venait de quitter le baron, lequel resta debout, attendant que ce singulier visiteur voulût bien s’expliquer.

– Mon ami, commença M. Jacques après s’être recueilli un instant, le rang modeste que j’occupe dans la hiérarchie laïque de notre ordre ne me permet pas de connaître les desseins profonds des pères vénérés qui nous dirigent. Comme vous, je ne suis qu’un instrument passif et dévoué aux ordres du conseil supérieur – qui est la tête d’un corps formidable dont nous sommes les bras actifs et résolus, – et de notre saint et vénéré général – qui est, lui, le cerveau puissant et fécond de cette tête et à qui je souhaite longue et brillante vie pour la plus grande gloire de Dieu.

– Amen! répondit onctueusement le baron qui, suivant l’exemple de M. Jacques, se signa dévotement.

– Notre ordre, mon ami, a un intérêt puissant à ce que le prisonnier actuellement confié à votre garde ne puisse s’enfuir et disparaisse à tout jamais, et une partie de ma mission consiste à m’assurer auprès de vous si quelque danger est à redouter de ce côté-là?

L’officier eut un sourire de confiance et répondit:

– Vous pouvez rassurer nos supérieurs… Je vous réponds que, tant que je serai là, mon prisonnier sera bien gardé!

– Il faut tout prévoir!… et en cas de tentative de fuite, l’ordre formel est de tuer impitoyablement le prisonnier.

Froidement, le baron répondit:

– L’ordre sera exécuté le cas échéant… d’autant plus qu’il concorde parfaitement avec les prescriptions de la consigne militaire que je suis chargé de faire exécuter ici… Si c’est là le seul but de votre visite, on peut être tranquille.

– Comprenez-moi bien… Le conseil ne veut pas la mort de ce chevalier d’Assas… Qu’il disparaisse à tout jamais, cela suffit… Cependant, sans rien tenter pour amener cette mort… si une occasion qu’on n’aurait pas cherchée se présentait… il faudrait être prêt…

– Je comprends… Je veillerai.

– Bien! Le conseil compte sur votre vigilance. J’arrive maintenant à la deuxième partie des instructions que je suis chargé de vous transmettre.

– J’écoute, monsieur.

– Le conseil a lieu de croire que des tentatives vont être faites… dans un temps très rapproché… pour arracher le prisonnier à votre surveillance… Il faudra favoriser ces tentatives de tout votre pouvoir.

– Je ne comprends plus, fit l’officier étonné.

– Il est inutile que vous compreniez… l’essentiel est que vous obéissiez, mon ami.

– Cependant, fit le baron choqué par cette appellation doucereuse de: mon ami, qu’affectait à son égard cet inconnu d’un rang peu important quoique supérieur au sien, cependant, ma responsabilité…

– Hé! mon ami, il ne s’agit pas de laisser aboutir ces tentatives… il s’agit simplement de les favoriser… quitte à les arrêter net quand le moment sera venu… Ce moment, on vous le fera connaître en temps utile.

– Ah! ah!… Je commence à deviner.

– Mon ami, fit froidement M. Jacques, vous cherchez trop à pénétrer la pensée de vos supérieurs… ce défaut vous fera tort dans leur esprit, je vous en avertis… Je me résume: à dater de maintenant vous allez vous lier intimement avec votre prisonnier, vous vous ferez son ami, son confident si possible, et en outre, vous lui accorderez tout ce qu’il vous demandera… tout, vous m’entendez?… S’il veut écrire, vous vous chargerez de faire parvenir ses billets à leur adresse… si on lui écrit par un moyen détourné, vous fermerez les yeux et laisserez faire… Il se pourrait que plusieurs personnes, hommes ou femmes, femmes surtout à ce que l’on croit, sollicitassent de vous la faveur de communiquer avec le prisonnier… Vous accorderez cette faveur en la justifiant à leurs yeux par un mobile qu’on vous laisse le soin de trouver.

– Et, fit ironiquement l’officier que le ton autoritaire de ce petit bourgeois choquait de plus en plus, et si le prisonnier me demande de lui ouvrir la porte de sa prison, faudra-t-il le laisser partir?

– Hormis cela, vous accorderez tout ce qu’on vous demandera, répondit froidement M. Jacques.

Le baron de Marçay grommelait quelques mots que l’autre feignit de ne pas entendre, continuant imperturbablement de ce ton autoritaire qui humiliait et froissait tant de gentilshommes:

– J’arrive maintenant à la partie la plus importante, la plus délicate aussi de ma mission auprès de vous. Je n’ai pas d’instructions spéciales à vous donner concernant les hommes qui pourraient intervenir dans cette affaire. On a lieu de croire toutefois qu’un homme seul se présentera à vous. Cependant, on ne sait jamais et il vaut mieux tout prévoir; que vous ayez affaire à un ou plusieurs hommes, peu importe; vous accorderez ce qu’ils vous demanderont sous différents prétextes. Voilà tout pour le côté masculin. Reste le côté féminin; les femmes – elles seront deux probablement, – nécessitent des instructions spéciales. Si vous avez affaire à quelque fille de chambre, vous agirez comme pour les hommes, mais si vous avez affaire à la personne que voici, ce sera tout différent.

Sur ces mots, M. Jacques sortit de sa poche une ravissante miniature qu’il tendit au baron de Marçay en disant:

– Regardez attentivement ce portrait. Gravez ces traits dans votre mémoire de façon à reconnaître au premier coup d’œil l’original de ce portrait, qui se présentera sans doute à vous sous un déguisement quelconque. Est-ce fait?…

Le baron rendit la miniature en disant:

– Je reconnaîtrai cette dame, quel que soit le déguisement qu’elle aura choisi.

– Bien, dit M. Jacques en faisant disparaître le portrait. Voici ce que vous aurez à faire en ce qui concerne cette dame.

Et alors le redoutable personnage, baissant la voix, donna des instructions mystérieuses.

Mais sans doute ce qu’il demandait était d’une nature très délicate, car le baron de Marçay, qui s’était penché pour entendre les paroles qu’on lui chuchotait à l’oreille, se redressa très pâle, la sueur au front, et murmura:

– C’est une infamie que vous me demandez là… je n’obéirai pas à cet ordre…

L’œil de M. Jacques lança un éclair et, tourmentant le chaton de la bague qu’il avait au doigt, il répondit impérieusement:

– Vous obéirez!… il le faut!…

– Excusez-moi, monsieur, ma conscience m’interdit…

– N’est-ce que cela? fit dédaigneusement M. Jacques.

– Je ne pourrais obéir à un tel ordre que s’il m’était donné…

– Par qui?… interrogea M. Jacques voyant qu’il hésitait et tournant déjà insensiblement le chaton de sa bague en dehors.

– Par un père, répondit le baron. Un religieux seul pourra tranquilliser ma conscience et m’absoudre d’avance… Or, vous êtes laïque comme moi.

Un pâle sourire de satisfaction passa sur les lèvres minces de M. Jacques. Il rentra tout à fait en dedans le chaton de la bague et répéta pour la deuxième fois:

– N’est-ce que cela?… que ne le disiez-vous plus tôt, mon fils?… Voyez!…

Ce disant, il découvrait sa poitrine et montrait au baron stupéfait, saisi de respect, un minuscule insigne d’or, suspendu à une chaîne de même métal et portant gravé au centre quelques signes cabalistiques.

Le baron de Marçay, depuis qu’il s’était trouvé en présence de ce visiteur inconnu, avait passé tour à tour de la morgue la plus insolente à une sorte de déférence, de la déférence à l’impatience, à l’ironie, puis finalement à la révolte. Maintenant il témoignait le respect le plus profond et le plus sincère. À la vue de ce joyau, il tomba à genoux et, baissant la tête, joignant les mains, il dit humblement, avec contrition:

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