V LE FINANCIER ET LE… POÈTE
Précédons à l’hôtel d’Étioles Crébillon et Noé Poisson, qui s’y rendent en toute hâte.
Henri d’Étioles se promène avec une certaine agitation dans une pièce de son appartement somptueusement meublée, à la fois boudoir et cabinet de travail.
La physionomie d’Henri, au moment où nous le retrouvons, semble animée par une grande satisfaction. Et cette joie intérieure qui éclaire ce visage pâle, qui anime ces traits fatigués et flétris par les vices, la lueur qui brille parfois dans ces petits yeux gris froids comme une lame d’acier, pourraient donner le frisson de la terreur.
Évidemment cet homme exulte; on sent, on devine qu’il touche à un but mystérieux, ardemment poursuivi et finalement atteint.
De toute cette joie triomphante qui émane de ce petit corps chétif, il se dégage une telle impression d’horreur qu’instinctivement on se sent angoissé et qu’on plie les épaules, attendant la catastrophe et cherchant celui qu’elle va frapper, avec la crainte aussi d’en être soi-même la victime.
Il y a des joies qui animent et font tout rayonner autour d’elles. Certains bonheurs, au contraire, glacent et terrifient ceux qui les peuvent contempler et semblent être faits des deuils et des larmes d’innocentes victimes.
La joie de d’Étioles est de celles-là.
D’Étioles songe à Jeanne… à sa femme.
Et cet homme, ce mari qui devrait être l’appui, le soutien, le protecteur de celle qui porte son nom; cet homme, comme la mère, Héloïse Poisson, est là, hypnotisé par cette pensée monstrueuse: sa femme aux bras d’un autre… et cette vision le plonge dans une joie hideuse.
Ah! c’est que cet autre qui étreint sa femme, celle qui devrait être son bien, sa vie, cet autre: c’est le roi.
Le roi! C’est-à-dire la fortune, la toute-puissance!
Le roi! Suprême dispensateur de gloire, de titres, de richesses!
Et cet homme est jeune! Et il est riche! Il est puissant, titré. Mais qu’importe! Quand on a au cœur ce ver rongeur qui s’appelle l’ambition, est-on jamais assez riche, assez puissant, assez titré!…
Cette pensée qui a fait bondir d’indignation l’honnête homme qu’est ce pauvre poète: Crébillon, – un étranger, en somme, pour Jeanne -, cette pensée, lui, le mari, il la caresse, il la couve comme un trésor!…
Car c’est là, c’est à cela que tendaient les menées souterraines de cet homme digne en tout point de s’entendre avec la Poisson: jeter sa jeune femme, belle, innocente, aux bras du roi.
D’abord les honneurs!… Ensuite, on verra!
Qui sait ce que peut rêver ce gnome! Qui sait les vengeances qu’il a à assouvir!…
En attendant, déjà, il songe à menacer le roi…
– Car, vive Dieu! songe d’Étioles, je ne suis point un freluquet, moi! Et si ma poitrine est étroite et chétive, le cœur qui bat là est fort et ses appétits sont vastes. Si on veut que je ferme les yeux, que je sois sourd, et muet, et aveugle; si on veut que je sois le parfait modèle des maris complaisants, il faudra bien contenter ces appétits… sans cela, malheur à lui! malheur à elle!…
D’Étioles n’a pas revu sa femme depuis quelques jours.
Mme d’Étioles est partie, disparue, évanouie. Où peut-elle bien être?
Pardieu! chez le roi. Ou du moins dans une de ces retraites que le roi, comme tous les roués et plus que tous les grands seigneurs, possède à Paris et à Versailles.
Mme d’Étioles est chez le roi. Henri en est sûr. N’a-t-il pas, avec une savante et infernale adresse, fait tout ce qu’il a pu pour la pousser là?
Non, il n’y a pas à douter, c’est le triomphe final, c’est le rêve réalisé.
Voyons, que va-t-il exiger de Louis XV pour prix de sa complicité… occulte?
D’abord une bonne et solide ferme. Il n’est encore que sous-fermier. Tournehem l’a écrasé de sa grandeur.
Il sait bien ce qu’un homme habile et intelligent comme lui peut pêcher dans l’eau trouble d’un tel vivier.
Ensuite un titre: un beau duché, avec une riche dotation et de solides apanages. Un hochet doublé d’un gâteau assez vaste pour assouvir l’appétit le plus robuste.
Enfin, pour satisfaire ce besoin de domination qui l’étouffe, pour lui permettre d’écraser de sa toute-puissance, à lui chétif, les grands et les puissants qui raillaient sa laideur et sa faiblesse, enfin un portefeuille, un ministère, modeste d’abord, plus tard la place de premier ministre!
C’est-à-dire le maître absolu, plus puissant, plus fort que le roi lui-même; c’est-à-dire la France, ce pays si beau, si grand, si riche, la France tout entière dans sa main maigre et crochue, la France à mettre en coupe réglée, à dévorer morceau par morceau.
Tel est le rêve éblouissant que fait Henri d’Étioles au moment où un laquais vient lui demander si Monseigneur veut bien recevoir M. Jolyot de Crébillon et M. Poisson, qui ont, paraît-il, à l’entretenir de choses importantes.
Quoique fort contrarié d’être ainsi distrait dans ses rêves, M. d’Étioles fit signe au laquais d’introduire les deux visiteurs.
Henri connaissait le poète tragique: seul il ne l’eût pas reçu; mais la visite de Poisson l’intriguait et un secret pressentiment lui disait qu’il allait être question de Jeanne, de sa femme.
Peut-être allait-il apprendre du nouveau, quelque chose de positif qui le tirerait d’indécision et lui dicterait sa conduite.
D’Étioles reçut donc ses deux visiteurs avec cette insolente bienveillance dont les grands financiers de cette époque, pareils à ceux de tous les temps, se croyaient obligés d’user vis-à-vis des poètes, quel que fût leur talent, voire leur génie.
Seuls, les grands seigneurs savaient encore traiter d’égale à égale la puissance de l’artiste.
– Bonjour! Poisson, bonjour! Asseyez-vous, monsieur de Crébillon: je suis toujours content de recevoir chez moi un poète de valeur et d’esprit.
– Monsieur, répondit Crébillon, qui au fond était médiocrement satisfait du ton et du sourire dont d’Étioles avait accompagné ses paroles de bienvenue, mais qui n’en laissait rien paraître; monsieur, tout l’honneur est pour moi.
– Or çà! mon cher poète, reprit d’Étioles toujours avec une imperceptible nuance d’ironique dédain, que diable vient faire un enfant des muses comme vous dans l’antre de Plutus?
Et son petit œil gris et froid s’arrêtait légèrement narquois sur la mine plutôt dépenaillée du poète et sur les splendeurs qui encombraient la pièce qui les abritait.
– Ma foi, monsieur, tout au moins puis-je vous affirmer que si je viens chez Plutus, ce n’est pas dans l’intention de lui faire rendre gorge.
Le poète avait dit ces mots avec une affectation d’enjouement et de bonne grâce bien jouée. Le ton de bonhomie parfaite de Crébillon faisait passer l’injure sanglante qui se dissimulait dans le sous-entendu de sa phrase alambiquée.
La bonne face enluminée de Crébillon, ses habits fripés, endossés à la diable, portés avec un sans-façon tout particulier et qui paraissaient n’avoir jamais appartenu à aucune mode; ses manières de rondeur, simples, sans gêne comme sans forfanterie; ses yeux surtout, ses yeux profonds, franchement fixés sur les yeux fuyants de son interlocuteur; enfin, le ton de parfaite égalité qui n’était pas dénué d’une certaine grandeur, tout cela indisposait étrangement d’Étioles contre lui.
De son côté, d’Étioles, avec sa face jaune, bilieuse; ses yeux mi-fermés aux pupilles en perpétuel mouvement, évitant avec soin de se poser sur son interlocuteur; ses lèvres minces, pâles; la richesse exagérée de son costume; ses manières hautaines, pleines d’une morgue qu’il s’efforçait d’adoucir et d’atténuer; la fausseté du sourire, tout cet ensemble produisait sur Crébillon un effet à peu près identique.
Seulement, là où Crébillon déplaisait sans plus à d’Étioles, d’Étioles non seulement déplaisait à Crébillon, mais encore lui inspirait un sentiment qui ressemblait à du dégoût mélangé d’effroi.
D’Étioles comprit-il que Crébillon, dans sa phrase qui, par le ton, ressemblait à un compliment, faisait allusion à ses prévarications?
On aurait pu le croire, car une lueur fugitive passa dans son regard mauvais.
Néanmoins il répondit avec enjouement:
– Et vous avez tort, mon cher poète, car, foi de gentilhomme, je suis un admirateur passionné de votre talent. Et lorsque Sa Majesté notre roi bien-aimé m’aura donné la ferme que je désire, – ce qui ne saurait tarder -, souvenez-vous, monsieur de Crébillon, que si vous voulez bien de moi pour parrain, je serai heureux de mettre à votre disposition la pension à laquelle vous donne droit votre esprit. Et soyez tranquille, nous ferons cette pension assez large pour vous permettre de nous donner les chefs-d’œuvre que nous serons en droit d’espérer de vous lorsque vous serez débarrassé des soucis d’assurer votre existence matérielle.