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L’offre était des plus séduisantes pour un pauvre diable de poète ayant un gosier toujours altéré. Noé Poisson, qui écoutait de ses vastes oreilles largement ouvertes, telles deux grandes voiles au vent, Noé Poisson se réjouissait en son for intérieur et déjà supputait le nombre de bouteilles de vin d’Anjou que cette bienheureuse pension promise allait lui permettre de vider avec son ami.

Pourtant il y avait dans le ton un je ne sais quoi d’indéfinissable qui faisait que Crébillon se disait à part lui:

– Oui, oui, si tu n’as jamais que cette pension-là, cornes du diable! Crébillon, mon ami, tu risques de mourir de soif!…

D’Étioles, décidément, déplaisait de plus en plus à Crébillon qui, néanmoins, s’inclinait profondément, comme on doit devant un puissant protecteur, et répondait avec une humilité affectée:

– Ah! monsieur, que de grâces… Il ne me reste plus qu’à souhaiter que le roi vous baille le plus promptement possible cette ferme… qui d’ailleurs est bien due à votre haut mérite.

– Alors, touchez-là, monsieur de Crébillon, car je vous l’ai dit: Sa Majesté ne tardera guère à nous octroyez ce que nous désirons: une bonne ferme… pour le moment.

– Pour le moment? songea Crébillon. Peste! voilà un petit gringalet qui me paraît avoir un robuste appétit. Et Dieu me pardonne, il dit nous de lui-même absolument comme le roi ou le premier ministre. Est-ce que ce petit monsieur aspirerait… ce serait curieux…

Et tout haut:

– Une petite ferme n’est pas à dédaigner en attendant un portefeuille, une surintendance, que sais-je?…

Ceci était dit avec une telle simplicité, avec une si bonne figure réjouie, avec des yeux si remplis d’admiration et de désirs, que d’Étioles en fut dupe et répondit:

– Ma foi, vous voyez loin, monsieur de Crébillon, et si la politique vous tente, si vous désirez lui sacrifier le théâtre, je ne dis pas que je ne vous mettrai pas à même de vous passer cette fantaisie quand je serai ministre… si toutefois je le deviens jamais, se hâta-t-il d’ajouter, craignant déjà de livrer son secret.

Mais il était trop tard.

Crébillon avait aperçu le bout de l’oreille.

– Eh! eh! songea le poète, je ne m’étais pas trompé! Ce petit chafouin ambitionne la place de ministre et, par la mort-Dieu! il en parle avec une désinvolture!… D’où lui vient donc cette assurance? Bah! ajouta-t-il en haussant les épaules, après tout, qu’est-ce que cela me fait?… lui ou un autre…

Mais tous ces compliments que les deux interlocuteurs – nous allions dire les deux adversaires – se faisaient mutuellement commençaient à lasser Noé qui, d’ailleurs, avait soif et brûlait du désir de s’éloigner de cet appartement où ne se voyait pas le moindre flacon de vin.

Il jugea donc son intervention nécessaire pour rappeler à Crébillon l’objet de leur visite à l’hôtel d’Étioles, et le fit avec la grâce d’un éléphant qui s’inquiète peu de ce qu’il va écraser.

– Jeanne, commença-t-il, ma pauvre petite Jeanne…

Crébillon, qui décidément, avait une idée qu’il poursuivait, écrasa de son pied l’orteil de Noé assis à côté de lui, et la malencontreuse phrase s’étrangla en un hurlement de douleur que l’ivrogne ne put retenir.

– Oh! pardon, cher ami, fit hypocritement le poète, vous ai-je fait mal?

– Oui, par tous les diables! c’est-à-dire non, non, ce n’est rien, larmoya Poisson interloqué par les yeux que lui dardait Crébillon tout en s’excusant.

– Au contraire! dit à son tour en souriant d’Étioles. Vous disiez, Poisson?… Vous parliez de votre fille, je crois?

– Mon ami, répondit vivement Crébillon, allait, je crois, s’informer de la santé de Mme d’Étioles.

– Mais, répondit d’Étioles, je pense que Mme d’Étioles va bien. Elle est absente depuis quelques jours… absente, ajouta-t-il en s’assombrissant, c’est-à-dire…

– Comment, absente déjà? s’écria Crébillon. De jeunes mariés?… Et la lune de miel?…

– Ah! la lune de miel!… fit d’Étioles qui cherchait ce qu’il allait dire. Hélas! mon pauvre poète! Hélas! mon cher Poisson!… Tenez, vous êtes tous deux dévoués à Jeanne… écoutez-moi… vous voyez en moi un homme profondément inquiet… Comment! vous ne savez rien?… Eh bien! voici la triste vérité: depuis quelques jours, Mme d’Étioles a disparu et je ne sais ce qu’elle est devenue. Je suis dans des transes mortelles.

«Allons donc! pensa Crébillon, si tu es inquiet, ce n’est certes pas au sujet de ta femme ou je me trompe fort.»

– Oui, continuait d’Étioles qui paraissait avoir enfin trouvé une attitude, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Mme d’Étioles est introuvable pour moi et je commence à craindre un malheur. Ah! s’il était arrivé quelque chose à ma chère Jeanne, je ne sais ce que je deviendrais, car, voyez-vous, cela est ridicule, inavouable, mais cela est pourtant, j’aime ma femme de toutes mes forces, follement, comme un bon bourgeois. Je sais, vous dis-je, que cela est ridicule de la part d’un homme de mon rang, mais l’amour ne se commande pas, et riez de moi, monsieur de Crébillon, si vous voulez, mais vous voyez en moi un mari amoureux de sa femme.

– Mme d’Étioles a disparu, et vous n’avez pas idée de ce qu’elle est devenue? interrogea le poète.

– Aucune! dit d’Étioles en sondant le poète du regard.

– Voilà qui est étrange, dit Crébillon.

– J’ai fait fouiller Paris sans rien découvrir.

– Serait-il sincère? pensait Crébillon. Pourtant, tout à l’heure…

Puis, tout haut:

– Pourtant une jolie femme ne disparaît pas ainsi… Est-ce que quelque amoureux?…

– Que voulez-vous dire?… Voyons, parlez hardiment: les poètes sont bons conseillers en matière d’amour.

– Hum! Mme d’Étioles est si jolie… si jolie… et les amoureux si entreprenants, si téméraires.

– Eh bien! s’écria d’Étioles sans témoigner la moindre surprise, faut-il vous l’avouer? J’y ai songé. Oui, je crains que Jeanne ne soit la victime d’un enlèvement…

– Ah! ah! Je crois que maintenant, vous vous rapprochez de la vérité, mon cher financier.

– Ah! si cela était, continua d’Étioles, si je connaissais le ravisseur…

– Que feriez-vous?

– Je le tuerais sans pitié, quel qu’il soit… si haut placé fût-il!

Crébillon demeura plus perplexe que jamais. Sans pouvoir rien préciser, des soupçons lui venaient, encore vagues, indéterminés. Son instinct, plus que le raisonnement, lui faisait flairer quelque chose de faux et de louche dans l’attitude de ce mari qui se proclamait lui-même follement épris de sa femme.

Peut-être cette impression que ressentait Crébillon venait-elle tout simplement de la physionomie de d’Étioles qui lui était souverainement antipathique.

Quoi qu’il en soit, il sentait qu’il y avait quelque chose. Quoi?… Il eût été bien embarrassé de le dire; pourtant, un secret pressentiment lui disait qu’il devait se garder soigneusement. Aussi toutes les facultés du poète étaient-elles en éveil, à l’affût, pour ainsi dire, et leur sensibilité développée au plus haut point; rien ne lui échappait, ni un regard, ni un geste, ni une intonation. Tout ce que disait d’Étioles était passé immédiatement au crible; chaque phrase était instantanément analysée, disséquée, et malgré cette tension d’esprit, le poète gardait un sang-froid, une présence d’esprit admirables.

Cependant, il comprenait bien qu’il fallait parler et que d’Étioles attendait qu’on lui fît connaître le but de cette visite. Il prit donc un parti et aborda résolument la question avec d’autant plus de netteté et de vigueur qu’il s’était montré jusque-là inutilement loquace.

– Eh bien! monsieur, dit-il brusquement, si je vous apprenais ce qu’est devenue Mme d’Étioles, que diriez-vous?

– Vous? s’écria d’Étioles avec une surprise qui cette fois n’avait rien de joué.

– Moi-même!

– Vous savez où est ma femme?

– Vous dire exactement où elle est, cela je ne le puis, car je l’ignore moi-même. Mais si j’ignore l’endroit où se cache Mme d’Étioles, je puis vous dire du moins dans quelle ville elle se trouve, je puis vous dire comment elle a été enlevée et par qui.

– Jeanne a donc été réellement enlevée?

De la tête, Crébillon fit signe que oui.

– Mais par qui? demanda vivement d’Étioles.

Crébillon réfléchit une seconde et répondit lentement:

– Cet enlèvement a été opéré pour le compte d’un personnage par trois hommes, ses complices, conscients ou inconscients.

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