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– Je rêve, fit d’Étioles en passant sa main sur son front. Quels sont ces trois hommes, le savez-vous?

Crébillon, avec un sourire narquois, prit Noé par la main et, le montrant à Henri stupéfait, tout en se désignant lui-même:

– J’ai l’honneur de vous présenter deux des complices… inconscients, dit-il, toujours souriant.

D’Étioles, abasourdi, se leva brusquement, envoyant rouler derrière lui le fauteuil dans lequel il était paisiblement assis. Il se demandait si cet homme qui lui souriait se moquait de lui et dans quel but.

Il était sûr, ou du moins il croyait être sûr de l’enlèvement de sa femme par le roi, et il aboutissait à cet autre enlèvement ridiculement imprévu. Mais pourquoi?… pourquoi?… Quoi! alors qu’il pensait toucher à la réalisation de ses rêves, il échouait misérablement devant le geste d’un fou!… car Crébillon lui faisait l’effet d’un fou.

Un éclair terrible passa dans ses yeux glauques tandis que sa main se crispait sur la poignée de son épée richement ciselée.

Et suffoqué, haletant, anéanti, la gorge sèche, incapable de proférer un son, pris d’une rage terrible qui le faisait trembler, il regardait d’un œil flamboyant, sans trouver un mot, ces deux hommes qui venaient de renverser un échafaudage qu’il avait eu tant de mal à édifier et dont l’un, qui lui souriait là, venait de lui porter ce coup terrible, et il se demandait si ce n’était pas lui qui devenait fou.

Cependant Crébillon, devant le mutisme obstiné de d’Étioles, lui disait d’une voix toute confite en miel, avec son éternel sourire gracieux sur les lèvres:

– La stupéfaction vous coupe la parole, je le vois, monsieur, car sans cela, vous m’auriez déjà demandé le nom du troisième complice. N’oubliez pas, je vous prie, que je vous ai dit que nous avions opéré à trois.

– Le troisième complice!… répéta machinalement d’Étioles.

– Eh! oui, cher monsieur, si je ne puis vous le présenter celui-là, je peux du moins vous dire son nom.

– Quel est-il celui-là? demanda d’Étioles toujours anéanti.

Alors Crébillon laissa tomber lentement ce nom:

– Berryer!

Et son œil vif et profond se fixait, tenace, sur son interlocuteur.

Ce mot, ce simple nom tombé nonchalamment des lèvres de Crébillon produisit sur d’Étioles l’effet d’un violent révulsif.

Il était blême, affaissé, l’œil injecté de sang, et soudain l’œil s’éclaira, s’anima, reprenant avec la vie sa fugacité habituelle; les pommettes se rosèrent vivement sous un afflux de sang.

Et Crébillon, toujours souriant, hochait doucement la tête comme un homme enchanté de lui-même, pendant que d’Étioles, que ce nom de Berryer rendait à l’espoir, répétait doucement avec une vague interrogation dans le ton:

– Berryer?…

– M. le lieutenant de police en personne…

– Berryer?… répéta d’Étioles comme n’en pouvant croire ses oreilles; Berryer?… mais alors?…

– Oui, fit Crébillon avec bonhomie, je vois ce que vous voulez dire: vous avez les noms des trois complices et vous désirez maintenant celui de l’auteur principal.

– Quel est celui-là? fit d’Étioles en fermant les yeux comme le condamné qui se demande anxieusement si on vient lui annoncer sa grâce, c’est-à-dire la vie, ou le rejet de son pouvoir, c’est-à-dire la mort.

– Dame! vous pensez bien, cher monsieur, que M. le lieutenant de police ne se donne pas la peine de mettre la main à la pâte lui-même pour le premier venu. M. Berryer ne se dérange que pour des grands personnages, répéta Crébillon en appuyant sur les mots.

Toutes ces circonlocutions ramenaient l’espoir dans l’âme de d’Étioles, et avec l’espérance, l’assurance lui revenait.

Maintenant qu’il attendait ce nom qu’il connaissait, il retrouvait une attitude, et c’est d’une voix ferme qu’il dit:

– Ce très grand personnage, quel est-il? Vous en avez trop dit, monsieur de Crébillon, j’ai le droit de tout savoir.

Crébillon eut un geste qui indiquait qu’il ne songeait nullement à se dérober, et de sa voix la plus douce il dit:

– C’est le roi, monsieur. Je vous l’ai donné à entendre assez clairement.

– Le roi!… répéta d’Étioles qui tout en attendant ce nom ne savait s’il devait croire ou douter.

Et le poète, qui l’observait attentivement, ne put démêler s’il y avait de la joie, de la colère, de la surprise ou de la terreur dans l’intonation de d’Étioles qui s’était définitivement ressaisi.

Cependant Henri reprenait, sur le ton de quelqu’un qui ne saisit pas bien:

– Et pourquoi, s’il vous plaît, le roi aurait-il fait enlever Mme d’Étioles?

– Parce qu’il en est amoureux, répondit laconiquement Crébillon.

– Le roi amoureux de Mme d’Étioles… allons donc!… Certes, Jeanne est jolie, mais la distance est tellement grande!…

– Les rois sont accessibles aux passions comme le commun des mortels, dit sentencieusement le poète. Et notre bon sire a prouvé plus d’une fois que sous ce rapport-là il était plus faible que plus d’un de ses sujets. D’ailleurs, il n’y a pas de distance pour un roi; lorsqu’un simple mortel est trop loin, le roi l’élève jusqu’à lui et tout est dit.

– Soit! j’admets un instant cette passion du roi pour Jeanne, car, en effet, il faut bien qu’il y ait passion violente pour que le roi se soit abaissé à un acte que ne répudierait pas un écolier amoureux. – Et, ce disant, d’Étioles, malgré lui, laissait percer une imperceptible satisfaction. – Mais si amoureux que soit le roi, pensez-vous qu’il n’y aurait pas regardé à deux fois avant de faire un affront aussi sanglant à un de ses plus humbles mais aussi de ses plus fidèles et dévoués sujets? Je ne suis pas un petit bourgeois et, je vous l’ai dit, corbleu! j’aime ma femme, moi.

– Mettons, si vous voulez, que le roi y a regardé à quatre fois, mais… il a passé outre tout simplement. Ce qui prouve, comme vous le faisiez fort judicieusement observer, que sa passion domine tout… même l’honneur d’un de ses plus soumis sujets.

– Oh! oh! fit d’Étioles, je rêve!… Quoi, il serait vrai?… et vous avez trempé là-dedans, vous, monsieur le faiseur de vers, et vous avez l’audace de me le venir dire en face!… Vive Dieu! savez-vous, maître rimailleur, que vous allez payer cher votre outrecuidance et qu’en attendant que je puisse frapper plus haut, votre échine pourrait bien faire connaissance avec le bâton de mes laquais?

Devant cette sortie, prononcée d’un ton de fureur concentrée, Crébillon, toujours souriant, hochait doucement la tête comme quelqu’un qui dit:

– Bien!… Bien!…

Cependant que Noé, terrifié, regardait avec inquiétude autour de lui, cherchant un trou où se terrer, car il ne doutait pas qu’après Crébillon, il ne fît à son tour connaissance avec les gourdins des laquais.

– Ce serait parfaitement juste, en effet. Mais remarquez, je vous prie, que je vous ai dit tout d’abord que mon ami Poisson et moi n’avons été que des complices inconscients, répondit enfin Crébillon.

– Expliquez-vous, monsieur, fit Henri en se rasseyant de l’air d’un juge qui attend pour prononcer son jugement.

– C’est fort simple. Mon ami Poisson va vous expliquer tout cela, dit Crébillon qui, se tournant vers Noé de plus en plus terrifié, pliant déjà l’échine devant les bâtons attendus, ajouta:

– Allons, Poisson, raconte à M. d’Étioles ce qui s’est passé entre M. Berryer et toi.

Alors le triste Noé, qui se fût bien dispensé de cet honneur que lui faisait son ami, raconta en bredouillant comment M. Berryer lui avait signalé que Jeanne était menacée de mort par des ennemis puissants et acharnés; comment son ami Crébillon et lui, sur l’instigation et avec l’aide de Berryer, avaient machiné cet enlèvement qui devait mettre Jeanne à l’abri des coups qui la menaçaient.

– De sorte, fit d’Étioles lorsque Noé eut fini son récit, de sorte que vous avez cru rendre un grand service à ma femme en agissant comme vous l’avez fait. Je vous devrais en ce cas des remerciements, messieurs.

– Mon Dieu! oui, fit Crébillon tandis que Noé, heureux de la tournure que prenaient enfin les choses, rayonnait, débarrassé de la menace des terribles gourdins.

– Mais, fit d’Étioles qui ne voulait pas paraître voir la trame de l’intrigue qu’il suivait cependant fort bien, mais je ne vois pas ce que vient faire le roi dans tout cela?

– Ceci est tout aussi simple, reprit Crébillon, et c’est encore mon respectable ami qui va vous expliquer les choses.

Noé alors, mais cette fois avec plus d’assurance, toute crainte étant évanouie, raconta, en l’arrangeant à sa manière, la conversation qu’il avait eue avec sa femme et dans laquelle celle-ci lui avait révélé la vérité.

Crébillon prit à son tour la parole et dit:

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