– En apprenant de la bouche de sa femme la vérité sur notre intervention commune dans l’enlèvement de Mme d’Étioles, mon ami Poisson, qui est un honnête homme, ne fit qu’un bond chez moi et, dans son indignation, me raconta tout, me suppliant de faire appel à toutes les ressources d’intrigues auxquelles nous autres gens de théâtre sommes accoutumés, pour soustraire sa fille au déshonneur, ajoutant dans son désespoir que si je ne réussissais à sauver Mme d’Étioles, lui Noé, pour se punir d’avoir aidé innocemment la perpétration de ce crime, s’irait tout droit pendre haut et court à la plus solide branche du premier arbre qu’il rencontrerait.
À ces mots prononcés très sérieusement, le malheureux Noé faillit s’évanouir de peur, regardant Crébillon avec des yeux arrondis par l’effroi, se demandant s’il ne venait d’échapper à la bastonnade que pour être menacé de la hart et voyant déjà en imagination son corps se balancer froid et rigide au bout d’une longue corde, perspective qui faisait claquer les dents du pauvre ivrogne.
Crébillon, sans paraître remarquer le désespoir comique de son compagnon, continuait imperturbablement:
– J’ai pensé, monsieur, que mon devoir était de venir tout dévoiler à vous, le mari de la victime, son défenseur naturel par conséquent. Et permettez-moi d’ajouter que mon ami Poisson et moi nous nous mettons à votre entière disposition et nous vous supplions d’user de nous comme bon vous l’entendrez.
– Ah! messieurs, fit d’Étioles, qui paraissait violemment ému, que d’excuses et que de remerciements je vous dois! ajouta-t-il en tendant ses deux mains aux deux amis.
«Soyez tranquille, mon brave Poisson, ajouta-t-il en se tournant vers Noé angoissé d’espérance, vous ne vous pendrez pas, car j’en jure Dieu, je saurai bien sauver ma femme du déshonneur.
«Messieurs, désormais je suis tout vôtre, c’est entre nous à la vie et à la mort. Et n’oubliez pas, s’il vous plaît, que ma bourse et mon épée, mon crédit et ma personne, tout vous appartient.»
Les deux amis s’inclinèrent. Noé, rayonnant, exultant, supputant déjà le nombre fantastique de bouteilles qu’il allait pouvoir vider en puisant sans scrupule dans une bourse aussi bien garnie que l’était celle de M. d’Étioles; Crébillon, avec un sourire narquois aux lèvres.
– Mais pourquoi, diable! reprit d’Étioles qui gardait au fond rancune au poète de l’avoir fait passer par des transes qui lui avaient donné le frisson de la mort, mais pourquoi diable ne m’avez-vous pas dit cela tout de suite?
Crébillon pensa narquoisement:
– Ça, c’est une idée à moi, mon bonhomme… Maintenant, cher monsieur, reprit-il tout haut, en évitant de répondre à la question de d’Étioles, permettez-moi de vous demander ce que vous comptez faire?
– Ce que je vais faire, répondit Henri en frappant sur un timbre: vous allez le voir.
Puis, se tournant vers un laquais accouru à son appel:
– Mon carrosse, mon habit de cérémonie, tout de suite.
Messieurs, reprit d’Étioles, lorsque le laquais eut disparu pour exécuter les ordres de son maître, je vais voir le roi à Versailles, et je vous jure Dieu que justice me sera rendue!
– Disposez de nous, dit encore Crébillon.
D’Étioles eut l’air de réfléchir un instant, puis il dit, comme se parlant à lui-même:
– Non. Pour ce que je vais faire, mieux vaut que je sois seul. Laissez-moi votre adresse, ajouta-t-il en se tournant vers Crébillon; si j’ai besoin de vous, je vous promets de faire appel à vous comme au plus dévoué des amis.
Les deux amis s’inclinèrent silencieusement.
D’Étioles alla à son bureau et griffonna quelques mots sur un feuillet détaché d’un carnet qu’il tendit d’instinct à Noé, qui le prit machinalement et dont les yeux pétillèrent à la lecture de ce chiffon de papier.
– Qu’est cela? demanda Crébillon en désignant le papier que tenait toujours Noé rayonnant.
– C’est un bon de cinq mille livres payables sur ma caisse, répondit d’Étioles.
Et, comme Crébillon, vivement, arrachait le papier des mains de Noé douloureusement stupéfait, et le tendait à d’Étioles:
– Ah! je vous en prie, fit celui-ci non sans une certaine dignité, pas de faux amour-propre, monsieur de Crébillon. Croyez-vous que j’ai eu l’intention de vous froisser? Non, n’est-ce pas? Mais je vais avoir besoin de vous, votre concours va m’être aussi précieux qu’indispensable: qui sait où vous allez être obligés de courir?
Est-il juste que je vous fasse supporter les frais de démarches accomplies pour moi seul? Et puisque ma caisse est, heureusement, bien garnie, il est juste et naturel que ces frais soient à ma charge. Acceptez donc, je vous prie, uniquement pour m’obliger. Les poètes ne sont pas riches, monsieur de Crébillon, et qui sait si avant peu vous ne regretteriez pas, pour moi et pour Jeanne, un mouvement de fierté excessive… que j’apprécie comme il convient d’ailleurs, ajouta-t-il.
– Ma foi, pensa Crébillon, il a raison… et c’est de bonne guerre. J’accepte donc, fit-il tout haut.
– Au revoir, messieurs, et encore une fois, merci.
Quelques minutes plus tard, d’Étioles, en habit de cérémonie, montait dans son carrosse pendant que le valet de pied disait au cocher:
– À Versailles!
Et tandis que le carrosse s’ébranlait vers la route de Versailles, Crébillon, qui avait assisté à ce départ, disait en prenant Noé par le bras:
– Allons vider une bouteille de champagne, compère, mes idées ne sont pas bien nettes quand je suis à jeun. Après, nous irons chez moi, assurer la pitance de mes enfants, – c’est-à-dire des animaux qu’il avait adoptés, – car je crois que nous allons voyager, mon ami.
– Voyager! fit Noé effrayé. Et où allons-nous donc, bon Dieu?
– À Versailles, d’abord, compère. Ensuite nous verrons.
– Et qu’allons-nous faire à Versailles?
– Tu le verras, répondit laconiquement Crébillon qui de l’œil suivait le carrosse emportant d’Étioles.
Crébillon ajouta encore quelques mots, mais si bas, si bas, que Noé, qui pourtant avait l’oreille fine, ne put rien saisir de ce que disait le poète.