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XXIV UNE VISITE INATTENDUE

Après le départ d’Assas et de Crébillon la comtesse du Barry était restée longtemps songeuse devant la porte par où venait de s’éloigner celui qu’elle avait élu et qui emportait son cœur. Un travail lent, mais tenace, se faisait dans cette tête si jeune et si belle.

Des pensées qu’elle n’avait jamais eues, qu’elle ne soupçonnait même pas, venaient l’envahir et ouvraient à son esprit étonné des horizons nouveaux.

Des pudeurs inconnues, des délicatesses raffinées lui venaient tout à coup et elle se prenait à rougir à la pensée de ce qu’elle avait été, de ce qu’elle avait fait, de ce qu’elle était encore.

Pourquoi ces hontes soudaines?… Pourquoi ces pensées nouvelles qui la prenaient et la charmaient tout à la fois?…

C’est que l’amour pur et sincère mettait son emprise souveraine sur ce cœur qui n’avait jamais battu; c’est que l’amour régénérateur sortait vainqueur dans l’effroyable combat que lui livraient l’ambition, la haine, tous les sentiments vils et bas qui luttaient désespérément contre lui; c’est que toutes les scories de ce cœur vierge encore se fondaient, se purifiaient au contact de ce maître incontesté.

Et rêveuse, délicieusement alanguie, elle revoyait par l’imagination cette soirée, ce bal de l’Hôtel de Ville où pour la première fois elle s’était produite sous ce nom d’emprunt de comtesse du Barry, et à son oreille retentissaient les paroles de Saint-Germain qui d’une voix douce et grave lui disait:

– Vous n’êtes pas, vous ne serez jamais la comtesse du Barry… Il en est temps encore, partez, vivez modestement, mais honnêtement, dans votre pays… là-bas… à Vaucouleurs… et soyez ainsi assurée que vous trouverez ainsi le bonheur.

Et voilà que, chose étrange, cet inconnu qui accompagnait d’Assas, ce poète au ton railleur, à l’œil ironique, aux manières communes et emphatiquement théâtrales, venait de lui répéter là, avec la même douceur dans la voix et le regard, la même chose en termes presque identiques.

Et cet inconnu qui paraissait l’avoir devinée, tout comme Saint-Germain naguère, avait parlé du rôle qu’on lui faisait jouer.

Il savait donc?

Et il savait, comme Saint-Germain, pourquoi cette même douceur, pourquoi cette pitié qu’elle avait lue clairement dans son regard, tandis que lui, l’aimé, restait immuablement froid et dédaigneux, presque méprisant?

Toutes ces choses la frappaient étrangement, et dans son esprit simple, enclin à la superstition, cette idée qu’elle était fatalement destinée à échouer dans la tâche qu’elle avait assumée, s’incrustait tenace et tyrannique.

Et elle se demandait s’il ne valait pas mieux se donner le bénéfice de renoncer soi-même, librement, plutôt que d’échouer honteusement.

Au moins, par son abandon volontaire, se concilierait-elle des sympathies, forcerait-elle l’estime de ceux qui lui tenaient tant à cœur, tandis qu’en persistant en allant à un échec qu’un secret pressentiment lui montrait certain, elle verrait tout le monde se tourner contre elle, même et surtout ceux qui l’avaient poussée jusque-là.

Et son imagination allant de Saint-Germain à Crébillon, elle répétait machinalement les paroles du poète:

– Vous n’êtes pas faite pour le rôle qu’on vous fait jouer ici.

Et elle se demandait avec angoisse, stupéfaite elle-même devant les tiraillements de sa propre conscience, si ce poète n’avait pas raison, et si elle ne devait pas écouter sa voix qui lui conseillait de renoncer à la lutte, de réaliser ce qu’elle possédait et, avec cette petite fortune, de se retirer dans son pays, d’y vivre honnêtement en élevant sa petite sœur.

Cette fortune, d’ailleurs, qui lui paraissait aujourd’hui très modeste, ne lui apparaissait-elle pas, lorsqu’elle exerçait son métier de fille galante, comme un rêve doré qui ne se réaliserait jamais?

Elle sortit de ces pensées comme d’un songe et s’aperçut alors qu’elle tenait dans sa main crispée un papier que Crébillon y avait glissé avant de partir.

Elle ouvrit le billet et lut.

Il ne contenait pas autre chose que le nom d’une hôtellerie et les indications d’étage et de porte.

L’adresse de d’Assas sans doute.

Cet inconnu pensait donc qu’il pouvait lui être utile de connaître cette adresse?… Il pensait donc qu’elle pouvait avoir l’idée de retourner voir d’Assas?

Pourquoi?… Après ce qui s’était passé entre eux aux prisons du château, quelle nouvelle tentative pourrait-elle faire?…

Qu’espérait d’elle ce poète?

Et de plus en plus songeuse, elle allait rentrer chez elle, lorsque l’idée lui vint que le jardinier allait peut-être bavarder et raconter comment les deux fugitifs s’étaient introduits dans le jardin.

Personnellement, cela lui importait peu. Elle était tellement lasse et découragée qu’il lui indifférait complètement que le roi et M. Jacques lui-même apprissent qu’elle avait laissé fuir le chevalier.

Mais elle comprenait fort bien aussi qu’une indiscrétion pouvait livrer celui qu’elle aimait malgré tout et elle ne voulait pas maintenant le voir en prison.

Elle fit donc un détour et, ayant trouvé le jardinier qui se livrait consciencieusement à son travail quotidien, elle lui dit:

– Ces deux gentilhommes sont enfin partis… Une autre fois, Gaspard, soyez plus prudent… Je veux bien, pour cette fois, vous promettre de laisser ignorer cet incident au roi… mais songez que si pareille aventure se renouvelait et que le roi vint à le savoir, vous seriez impitoyablement chassé… et vous avez de la famille, je crois… Dans votre propre intérêt, veillez à ce que cela ne se renouvelle plus…

Gaspard, à ces paroles, avait pâli, dans la crainte de perdre sa place, et avait répondu d’un ton soumis:

– Je vous jure, madame, que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour empêcher ces gentilhommes d’entrer et, une fois entrés, pour les faire sortir… le jeune m’a même offert sa bourse que j’ai refusée… et cependant j’ai de la famille en effet… Si madame veut bien me promettre de ne rien dire, je lui affirme que pareil fait ne se présentera plus… mais, je vous en prie, faites que le roi ne sache rien…

– Je vous ai promis de ne rien dire, je tiendrai ma promesse… le roi ne saura rien… à moins que vous-même ne commettiez l’imprudence de parler…

– Oh! madame peut être tranquille… je n’irai pas me vendre moi-même.

Et en disant ces mots, le brave homme paraissait gêné.

Sans remarquer cette gêne, la comtesse reprit:

– En attendant, vous avez bien fait de refuser la bourse qu’on vous offrait… mais comme je ne veux pas qu’il soit dit que vous avez perdu quelque chose en cette occurrence… voici la mienne… vous pouvez la prendre, celle-là… j’espère qu’elle ne sera pas moins bien garnie que celle que vous avez refusée…

Et coupant court aux paroles du brave homme qui se confondait en bénédictions et en remerciements, elle rentra chez elle pendant que Gaspard soupesait la bourse avec une évidente satisfaction et se grattait furieusement l’oreille, en murmurant:

– Et moi, triple niais, qui n’ai pas su garder ma langue et suis allé sottement raconter la chose à Mlle Nicole… Pourvu que cette brave demoiselle n’aille pas faire comme moi et bavarder… Madame est bonne, elle veut bien oublier… mais M. Lebel lui, ne badine pas… c’est que je serait impitoyablement chassé… Et mes pauvres enfants, qu’est-ce qu’ils deviendraient?… Il faudra que je prie Mlle Nicole de ne rien dire.

Pendant ce temps, la comtesse, qui était rentrée dans son boudoir, se disait:

– Allons, ce brave Gaspard a trop peur de perdre sa place, il ne parlera pas… me voici tranquille.

Et ayant allumé une cire rose, elle brûla avec précaution le billet de Crébillon, dans la crainte que ce chiffon de papier venant à s’égarer, l’adresse qu’il contenait ne tombât entre les mains de quelque malintentionné et ne mît sur la trace du fugitif.

À la suite de cet incident la comtesse resta pendant deux jours en proie à une agitation intérieure violente, sans cesse harcelée par les idées nouvelles qui jaillissaient dans son cœur et dans son cerveau, mais ne trouvant pas malgré tout la force de prendre une détermination ferme.

Elle paraissait agacée, nerveuse, d’une sensibilité extrême qui la faisait éclater, sans raison apparente, en rires désordonnés ou en sanglots déchirants.

Tout le monde dans la petite maison subit le contre-coup de cette crise qu’elle traversait.

Le roi lui-même dut en subir les effets, ce qui le refroidit sensiblement sans que la jeune femme parût le remarquer.

Enfin, au bout de deux jours, n’y tenant plus, elle se fit habiller très simplement d’une toilette noire et prévint Nicole qu’elle sortait.

Elle se rendit tout droit à l’adresse que lui avait donnée Crébillon, monta directement sans rien demander à personne et frappa à la porte qui lui avait été désignée, d’avance le cœur étreint par une indicible angoisse.

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