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VII LES PENSÉES DE DAMIENS

La nécessité où nous sommes de raconter les événements qui se déroulent dans cette histoire dans leur ordre chronologique nous a obligé pendant quelque temps à laisser dans l’ombre un personnage important, que le lecteur n’aura sans doute pas oublié.

Nous voulons parler de cet homme sombre, triste, terriblement énigmatique: François Damiens.

Depuis qu’il est entré au service du sous-fermier, Damiens est resté constamment inoccupé: ses fonctions consistant, ainsi que le lui a dit son nouveau maître, à ne rien faire.

Damiens n’ignorait pourtant pas que cette inaction qui lui pesait pouvait cesser brusquement; il savait qu’il devait se tenir prêt pour l’action… Quelle action?… Il ne savait pas encore. Ce qu’il savait, par exemple, c’est que le jour où son maître ferait appel à ses services, son intervention devrait être terrible.

Et, sombre, farouche, replié en lui-même… il attendait…

Mais si le corps restait, chez lui, inactif, il n’en était pas de même de l’esprit.

Un monde de pensées, tantôt douces, tantôt cruelles: pensées d’amour humble et soumis, de haine formidable, de dévouement inébranlable, d’abnégation sublime… se croisaient, se heurtaient dans son cerveau surchauffé…

Un travail lent, mais tenace, continu, se faisait dans cette tête étrange, aux yeux d’une profondeur insondable, aux lèvres crispées par un rictus amer… Une tension d’esprit extraordinaire tenait cette intelligence hautaine en perpétuel éveil.

Damiens se souvient toujours de la nuit horrible – et douce aussi – où d’Étioles le prit par la main pour le conduire jusqu’à sa porte à elle

Le malheureux frissonne encore lorsqu’il songe aux heures de tortures qu’il a passées là.

Ses dents grincent de fureur lorsqu’il se remémore l’abominable tentation à laquelle il a été exposé…

Mais une fierté lui vient – et alors il lève haut la tête, son œil s’illumine – lorsqu’il songe qu’il a pu pénétrer à temps la pensée cynique de son sinistre maître et que, prêt à devenir criminel, l’intelligence, chez lui, dominant la matière, il a su résister à la tentation… pénétrer un dessein d’une horreur insondable et s’arrêter à temps…

Et qui sait?… en ne commettant pas l’abominable forfait auquel on le poussait, il a peut-être entravé pour plus tard il ne sait quel ténébreux projet qui échouera par le fait de son honnêteté…

Une joie ineffable, à cette pensée consolante, transfigure complètement cette face ravagée qui devient alors presque belle…

Et une infinie douceur repose ces traits tourmentés, cette figure habituellement sombre et fatale, lorsqu’il songe à la douce, à l’inoubliable minute où il a osé, lui… le misérable paria… s’agenouiller humblement, respectueusement, devant l’idole, et baiser dévotieusement le bas de sa robe blanche… blanche comme l’âme pure et candide de la vierge traîtreusement endormie et livrée à lui comme une proie… et qu’il a su respecter.

Damiens n’était ni un philosophe ni un penseur profond.

Nous l’avons entendu avouer lui-même son ignorance à Henri d’Étioles.

Mais il avait d’instinct le sentiment de ce qui est beau, bon, juste, loyal…

Damiens avait été sur le point de succomber; et il se reprochait cette scène de défaillance avec autant d’âpreté et d’amertume que s’il eût réellement accompli la faute.

Une passion ardente s’était emparée de ce solitaire qui, jusqu’à ce jour, n’avait, pour ainsi dire, vécu que dans la compagnie d’idées étranges, trop lourdes pour son cerveau inculte.

Dès l’instant où Jeanne lui était apparue, elle était entrée dans son cœur en souveraine maîtresse et sa vie avait été fixée.

Certes, le malheureux se rendait compte de la distance infranchissable qui le séparait de celle qu’il adorait en secret… mais quoi?… peut-on empêcher l’humble fleur des champs de tourner son calice odorant vers le soleil rayonnant?

Damiens n’attendait rien, n’espérait rien de celle qu’il aimait d’un amour immense, le premier, le seul amour que cet être énigmatique eût jamais éprouvé; néanmoins son âme volait vers elle comme vers la source dispensatrice de chaleur, de lumière et de vie.

Il n’espérait rien… et pourtant sa passion était violente… et plus violente encore sa jalousie.

Qui savait si ce sentiment ne le pousserait pas un jour jusqu’à vouloir la mort de quiconque aurait à ses yeux défloré l’idole!

Cette profonde jalousie n’avait pas échappé à l’œil perçant d’Henri d’Étioles, et nous avons pu voir le sous-fermier l’exciter jusqu’à la fureur avec une habileté diabolique.

Tel était l’amour de Damiens pour Jeanne jusqu’au moment où nous l’avons vu résister à l’atroce tentation au-devant de laquelle d’Étioles l’avait précipité…

Plus tard, sous l’empire de l’horreur ressentie, se condamnant lui-même au châtiment et à la réparation, cet amour, tout en restant aussi complet, aussi vivace que par le passé, cet amour devait changer de face, s’affiner, se purifier, s’immatérialiser pour ainsi dire.

Pour se châtier d’une action basse et vile qu’il avait failli commettre, cet homme, doué d’un caractère de fer, d’une volonté inébranlable, eut la force d’arracher de son cœur tous les sentiments mauvais et mesquins – et pourtant, combien humains! – qui flottaient à la surface de son amour comme des scories dans un métal précieux en ébullition.

Et ainsi dégagé de toutes les scories de la passion, il ne resta dans ce cœur qu’un amour fait de dévouement, d’abnégation, d’immolation; un sentiment d’une beauté inaccessible aux seules natures d’élite; un joyau plus transparent que le diamant… et plus solide aussi.

Dans les hauteurs sereines où il s’était élevé, Damiens pouvait maintenant se dire, avec fierté, qu’il cachait dans sa pensée un rêve d’une incomparable pureté.

Et Jeanne ne se doutait pas qu’elle avait à côté d’elle, vivant dans son ombre, un être prêt aux abnégations surhumaines… capable, sur un signe d’elle, de se sacrifier pour l’homme qu’elle eût aimé… et, dût son cœur en saigner, dût-il en mourir, capable de trouver la force de sourire au bonheur de Jeanne… ce bonheur lui fût-il apporté par un autre!

Mais si l’amour de cet homme pour Jeanne s’était élevé à ces hauteurs, en revanche il avait été pris d’une haine farouche contre d’Étioles.

Son instinct, – son amour plutôt -, lui disait que celui-là était l’ennemi direct, le plus terrible et le plus acharné de la jeune femme, et par ce fait qu’il sentait que d’Étioles en voulait au bonheur de Jeanne, il haïssait d’Étioles de toutes ses forces… presque autant qu’il aimait Jeanne.

La disparition de Jeanne ne lui avait pas échappé.

La sérénité parfaite avec laquelle d’Étioles acceptait cette disparition lui faisait craindre un danger pour elle, et sa haine contre son maître s’exaspérait encore davantage en même temps que s’augmentait sa soif de sacrifice.

Et lui qui, quelque temps avant, savamment excité par le sous-fermier, se fût dressé farouche et le couteau à la main entre Jeanne et le roi, il se sentait maintenant capable, si le bonheur de Jeanne en dépendait, de se faire l’esclave du roi!

Ainsi le financier, qui croyait par la toute-puissance de son or de par les ressources de son esprit astucieux, s’être attaché un auxiliaire précieux, avait, au contraire, un ennemi formidable, d’autant plus dangereux qu’il était dans son entourage immédiat, mis sur ses gardes par une expérience acquise et lisant couramment dans le jeu de d’Étioles tandis qu’il dissimulait le sien.

Telle était l’état d’âme de Damiens lorsque le laquais, à qui d’Étioles en avait donné l’ordre en descendant de carrosse devant le palais du roi, vint l’avertir de se tenir prêt, le maître ayant besoin de lui.

Damiens avait frissonné antérieurement et s’était préparé pour la lutte imminente contre d’Étioles qui, décidément, jouait de malheur, car en prévenant ainsi Damiens, il lui donnait le temps de dresser ses batteries.

Damiens attendit donc son maître le cœur battant d’espérance à la pensée qu’il allait enfin apprendre ce qu’elle était devenue.

Cependant d’Étioles avait quitté le palais, assommé, anéanti par l’écroulement de ses rêves, n’ayant plus même la force de penser.

Il s’était jeté dans son carrosse, n’ayant qu’un désir:

Fuir ces lieux où il avait subi la plus sanglante des humiliations.

D’une voix rauque, il avait crié au cocher:

– À l’hôtel, à Paris!

Et il s’était laissé choir sur les coussins de la voiture.

Longtemps il resta hébété, anéanti, la cervelle vide, n’ayant même pas une idée.

Peu à peu il se ressaisit et essaya de voir clair dans la catastrophe qui le frappait.

– Joué!… je suis joué!… grondait-il… Il est évident que le roi n’est pour rien dans l’enlèvement de ma femme… et je suis allé stupidement… Mais alors, si le roi n’a rien à voir dans cette affaire, quel conte ces deux ivrognes sont-ils venus me faire?… Je m’y perds… Pourtant leur attitude était sincère… D’autre part, le roi m’a paru de bonne foi… et puis, s’il était coupable, il n’aurait jamais osé… Alors, que signifie cette histoire d’une intervention de Berryer?… Berryer aurait-il simplement prêté la main à un autre larron?… ce n’est guère probable… et pourtant… Ce qu’il y a de clair, c’est que Jeanne a disparu… et que le roi n’est pour rien dans cette disparition… Mais alors qui?… Oh! je saurai!… je trouverai, dussé-je remuer ciel et terre et jeter l’or à pleines mains… et alors, malheur à celui qui m’a enlevé ma femme… celui-là, je veux le tenir pantelant sous mon talon… Et si tout cela n’était qu’une invention de Jeanne elle-même?… Si Jeanne en aimait un autre?… Si elle était allée librement retrouver celui-là, forgeant cette histoire de Berryer et du roi pour me donner le change?… Oh! alors, malheur à lui! et malheur à elle!… Mais non, je suis fou, Jeanne aime le roi… Alors, quoi?… Oh! je trouverai… je trouverai… Et ce roi, cet insolent Berryer, comme ils se sont joués de moi!… comme ils m’ont écrasé, humilié… Ah! je me vengerai… je me vengerai d’une manière terrible!…

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