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– Et moi qui croyais t’apporter une heureuse nouvelle! gémit le gros homme épouvanté.

– Une heureuse nouvelle! Ah ça! mais tu n’as donc rien là? et le poète se frappait la poitrine.

– Je… je… ne comprends pas… bredouilla l’ivrogne.

– Corbleu! je le vois bien. Sans quoi, tu ne serais pas venu me dire en face de telles infamies. Si je me doutais que tu eusses compris, je te jetterais par la fenêtre!

– Par la fenêtre! Moi! ton ami! ton frère! larmoya Noé.

– Oui, morbleu! Tu viens de me dire de si monstrueuses infamies que si je ne te connaissais pas aussi inconscient dans ton abjection, je t’aurais déjà passé mon épée au travers du corps; car tu es trop lourd et ma fenêtre est trop étroite!

– Crébillon, tu m’assassines! N’ai-je donc échappé à la pendaison ou à l’estrapade que pour mourir de ta main, moi… ton ami!

– Il n’y a plus d’amis ici. Sortez!…

– Tu me chasses!… Crébillon… écoute-moi… s’écria Poisson en versant des larmes sincères; si je ne t’ai plus, que vais-je devenir? avec qui boirai-je?…

Crébillon, devant cette douleur naïvement grotesque mais vraie, laissa tomber sur son compagnon un regard de compassion et, haussant les épaules:

– Tu tiens donc bien à mon amitié?

– Si j’y tiens?… au point que, tiens, s’il le fallait, je boirais de l’eau avec toi… Ah!…

Une telle preuve d’amitié honorait-elle Crébillon? Relevait-elle Poisson du degré d’infamie où l’ivrognerie l’avait conduit?

Le lecteur en jugera. Toujours est-il que le poète se sentit ému.

– Eh bien! s’il en est ainsi, dit-il, il faut m’aider à défaire ce que nous avons fait, malheureux! Il ne faut pas que Mme d’Étioles soit la maîtresse du roi… par notre volonté, du moins!

– Je ferai ce que tu voudras: commande, j’obéirai! assura Poisson avec fermeté.

– C’est bien, laisse-moi réfléchir…

– Crébillon? interrogea l’ivrogne en voyant que son ami s’apaisait.

– Quoi? Que veux-tu encore?

– Si je consens à tout ce que tu voudras, prendras-tu ta part de cet argent?

– Nous verrons plus tard! Quand nous aurons réparé! Quand cet or ne sera pas impur comme le plomb vil dont parle le grand Racine.

– Au moins, soupira Noé, consentiras-tu à boire du vin? Tu ne voudrais pas, Crébillon, boire de l’eau… de l’eau, songes-y, c’est terrible, cela!

– En effet, murmura le poète épouvanté à son tour.

– Tu vois!… Tu frémis… Promets-moi de ne pas boire de l’eau.

– Soit, je te le promets, fit Crébillon magnanime, mais tu feras ce que je voudrai?

– C’est juré! Tu n’as qu’à parler!

– Alors, ramasse ton argent: nous en aurons peut-être besoin. Et pour réparer le mal, il pourra servir… Et, maintenant, allons à l’hôtel d’Étioles.

– À l’hôtel d’Étioles! qu’allons-nous y faire?

– Tu le verras: de là, nous irons à Versailles, s’il le faut…

– À Versailles?… Je ne comprends pas!

– Imbécile! Où est le roi?

– À Versailles! Tiens, c’est vrai!

– C’est donc là qu’il faut aller: puisque le roi s’y trouve, Mme d’Étioles doit y être aussi. Mais d’abord, à l’hôtel d’Étioles!…

Et les deux hommes, redevenus plus amis, plus unis que jamais, descendirent bras dessus, bras dessous, Noé poussant de gros soupirs en songeant à ses rêves envolés, mais se consolant à la pensée que son ami Crébillon lui restait… et qu’ils ne boiraient pas d’eau.

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