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Ayant obtenu ce qu’il désirait, Noé s’éclipsa rapidement sans que sa femme, tout à ses rêves dorés, songeât à le retenir.

Dehors, l’ivrogne soupesait la bourse.

– Hé! hé! fit-il avec une évidente satisfaction, voilà de quoi offrir pas mal de bouteilles de vin d’Anjou à cet excellent ami… Pas un mot à personne… soit! Mais Crébillon, c’est moi… et moi, c’est Crébillon…

Noé n’avait donc pas mauvais cœur, puisque, dans sa joie, il ne cessait de songer au poète vers la demeure duquel il se dirigeait à grandes enjambées.

Suant et soufflant, il atteignit le carrefour de Buci et commença l’ascension des trois étages du poète aussi vite que le lui permettaient ses courtes jambes et son gros ventre.

Poisson entra comme une trombe.

Le poète travaillait à raturer le quatrième acte de Catilina.

À la vue du nouveau venu, la physionomie de Crébillon s’éclaira; il déposa la plume, repoussa le manuscrit et s’écria:

– C’est toi, Poisson? M’apportes-tu de l’argent?

– De l’argent? Fi donc! fit le gros homme, rayonnant.

– Alors, que viens-tu faire ici?…

Sans relever cette phrase peu hospitalière, tout à la joie qui l’étranglait, Noé continua:

– Pas d’argent, mon ami, de l’or! Tant que tu en voudras, tant que nous pourrons en boire… Du bel or trébuchant et sonnant!…

Ce disant, il montrait la bourse que sa femme venait de lui remettre et la vidait sur la table, côté du bureau.

– Oh! oh! fit simplement Crébillon, les yeux écarquillés.

– Cent, quatre cents, cinq cents livres, comptait joyeusement Poisson; deux cent cinquante livres chacun, ajouta-t-il en faisant deux parts, fraternellement égales.

– Oh! oh! répéta le poète. Faut-il ouvrir portes et fenêtres?

– Pourquoi faire? demanda naïvement Noé.

– Pour laisser entrer le Pactole qui me paraît vouloir couler ici.

– Je ne connais pas ce… ce gentilhomme.

– Le Pactole n’est ni gentilhomme, ni bourgeois, dit gravement Crébillon… Le Pactole, Noé, c’était un fleuve qui roulait de l’or et qui parfois, bien rarement, se détournait de son cours pour visiter les poètes… Salut, Pactole, roi des fleuves!…

Ce disant, Crébillon rafla sa part d’écus et de louis…

– Maintenant, reprit-il, conte-moi d’où te vient tout cet or; explique-moi ces mots que tu as prononcés et que j’ai entendus: «De l’or tant que j’en voudrai, tant que nous pourrons en boire», ou plutôt, attends, tes explications seront sans doute laborieuses, et si ta langue est sèche, je te connais, tu ne t’en sortiras plus; ne me dis encore rien: je cours chercher quelques flacons de champagne.

Et Crébillon s’élança vers la porte.

Mais Noé, très inquiet, lui criait déjà:

– Du champagne! Ingrat! Voilà donc ce que tu appelles le roi des fleuves!… Du vin d’Anjou, Crébillon, du vin d’Anjou!

– Que la peste m’étrangle si je touche seulement du doigt à cet ignoble liquide! répondit Crébillon.

– C’est qu’il le ferait comme il dit, clama Noé, et il boirait seul?… Non! je descends aussi.

Et Noé se rua dans l’escalier à la suite de Crébillon.

Quelques instants après, les deux inséparables remontaient chargés l’un d’un panier de champagne, l’autre de vin d’Anjou, puis, lorsqu’ils furent installés chacun devant sa bouteille, le verre en main:

– Là! fit Crébillon, va, maintenant je t’écoute.

Et le poète, confortablement installé dans son fauteuil, contemplait amoureusement la mousse légère qui frangeait son verre tout en bourrant consciencieusement sa pipe.

Car il avait profité de la course pour acheter aussi du tabac, avec l’argent qu’il tenait de la libéralité de son ami.

Noé commença ainsi:

– J’ai dit, Crébillon, que nous aurions de l’argent tant que nous en voudrons.

– J’ai bien entendu… mais comment?… M’aurais-tu trouvé un généreux éditeur?

– Non, dit Poisson, j’ai trouvé mieux que cela: tu as cru, comme moi, du reste, que nous avions sauvé Jeanne d’un grand danger?

– Mme d’Étioles?… Sans doute! C’est toi-même qui m’as…

– Eh bien! nous nous sommes trompés.

– Plaît-il? s’écria Crébillon au moment où il s’apprêtait à allumer sa pipe.

– Jeanne ne courait aucun danger… au contraire, reprit Poisson.

– Quel est ce mystère?… T’expliqueras-tu? fit le poète qui, le sourcil froncé, réfléchissait avec un commencement d’inquiétude.

– Voilà! Il paraît qu’un seigneur, un très grand seigneur, – et Noé baissa la voix, – très épris de Jeanne, n’aurait pas trouvé d’autre moyen pour se rapprocher d’elle, et l’aurait tout bonnement enlevée, grâce à notre concours…

– Tout bonnement! répéta machinalement Crébillon qui réfléchissait toujours, et qui reposa sur la table, sans y tremper ses lèvres, son premier verre de champagne auquel il n’avait pas encore touché.

– Et grâce à nous, insista Noé.

– Un grand seigneur? dit Crébillon. Voyons. Comment dis-tu?…

– Je dis: un très grand seigneur… tu peux m’en croire!

– Un très grand seigneur pour qui le lieutenant de police se dérange en personne!… Ce très grand seigneur ne serait-ce pas…

– Le roi, oui, Crébillon. Le roi lui-même!…

– Le roi! Peste! fit Crébillon qui pâlit et déposa sur la table sa pipe non encore allumée. Et tu dis que le roi a enlevé Mme d’Étioles…

– Grâce à nous, reprit Noé en se rengorgeant.

– Tu l’as dit et répété, fit Crébillon de plus en plus froid. Mais pourquoi le roi a-t-il enlevé Mme d’Étioles… grâce à nous? se hâta-t-il d’ajouter voyant que Poisson allait répéter pour la troisième fois cette phrase à laquelle il paraissait tenir beaucoup.

– Je t’ai dit que le roi était amoureux de Mme d’Étioles.

– En sorte que?… Achève, voyons, digne père!…

– En sorte que, maintenant, Jeanne est la maîtresse du roi! fit Noé avec son orgueilleuse inconscience d’ivrogne.

– La maîtresse du roi? C’est bien cela que tu as dit?…

– Oui! Je sais bien… le roi se cache… Mais, je te l’ai dit, il est tout à fait pris. Jeanne est diantrement jolie, elle est adroite, intelligente, et Mme Poisson espère, croit, que grâce à ses conseils, le roi se déclarera ouvertement, et que Jeanne d’ici peu sera…

– Reine de France? fit ironiquement le poète.

– Oh! non, dit modestement Noé, favorite seulement.

– Ah! elle croit cela, cette chère Mme Poisson… cette digne mère!

– Elle en est sûre! Tu comprends bien que dans ces conditions, nous qui avons assuré le bonheur du roi et celui de Jeanne, nous voilà à l’abri de tout; nous pouvons demander tout ce que nous voudrons! Qu’en dis-tu, Crébillon?

– Oui… en effet… nous pouvons demander tout… nous qui avons assuré le bonheur du roi… comme tu dis si bien, Poisson.

En parlant ainsi, Crébillon se leva. D’un geste brusque, il saisit la pipe toute bourrée, et, la laissant tomber sur les carreaux, l’écrasa du talon.

– Tout ce que nous voudrons!… répéta Poisson en vidant son sixième verre.

Crébillon, froidement, saisit le verre plein posé devant lui et l’envoya se briser dans la cheminée; la bouteille de champagne suivit le même chemin.

Et comme Noé le regardait avec inquiétude, le poète se fouilla, sortit de sa poche tout l’argent que son ami lui avait remis et d’un geste brutal posa le tout – louis et écus – devant l’ivrogne ébahi…

– Ah! nous avons fait cela, nous autres! s’écria rageusement le poète; voilà une méchante action que je ne pardonnerai de ma vie!

– Tu dis? fit Poisson abasourdi.

– Je dis, répondit Crébillon d’une voix que l’indignation faisait trembler, je dis que tu peux reprendre ton argent! Car je préfère mourir de faim que mourir de honte!… Je dis que je boirai de l’eau, de l’eau, entends-tu, – et ce mot semblait lui écorcher les lèvres, – si je n’ai que cet argent-là pour payer mon vin!…

– De l’eau?… toi? Crébillon?… Oh!…

– Oui, moi!… De l’eau! De l’eau jusqu’à la fin de mes jours, plutôt que de me savoir infâme!…

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