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Si maître de lui que fût le roi, il tressaillit imperceptiblement.

Son œil se fixa plus attentivement sur d’Étioles, cherchant à pénétrer la pensée secrète de cet homme.

Mais de même que le tressaillement du roi avait échappé à Henri, de même la physionomie de celui-ci, empreinte d’une douleur profonde, ne livra rien au roi qui, pourtant, rompit le silence qu’il avait gardé jusque-là et demanda sur un ton parfaitement indifférent:

– Ah! mon Dieu! serait-il arrivé malheur à Mme d’Étioles?

– Hélas! non, Sire!

– Comment, hélas?

– Que Votre Majesté pardonne à ma douleur… à mon émotion… je me suis mal exprimé… j’ai voulu dire que Mme d’Étioles a été enlevée.

À son tour d’Étioles regardait fixement le roi.

Mais, au lieu du trouble qu’il s’attendait à voir sur sa physionomie, Louis XV répondit tranquillement:

– Enlevée!… Mme d’Étioles!… que me dites-vous là?…

Et le ton sur lequel ces paroles étaient prononcées semblaient dire:

– Que voulez-vous que cela me fasse?

Cependant le roi observait de plus en plus attentivement la face inquiète de son interlocuteur.

Henri, de son côté, sentait la colère le gagner en constatant le peu d’effet que ses paroles produisaient sur Louis XV.

Néanmoins il se contint et répondit sur un ton larmoyant:

– La vérité, Sire!

– Eh bien?… fit Louis XV, que voulez-vous que j’y fasse?…

Et l’œil du roi se fixait, légèrement narquois, sur d’Étioles qui frémissait, mais qui néanmoins répondit respectueusement:

– Sire, j’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté que j’avais le malheur d’aimer follement ma femme, en sorte que… je tiens à la retrouver…

– Mais, fit le roi toujours goguenard, je n’y vois pas d’inconvénient… si c’est votre idée…

– Mais, pour retrouver Mme d’Étioles, encore faut-il que je sache où elle est…

– C’est assez juste, en effet, fit le roi… Eh bien! mais… savez-vous où elle est, cette chère Mme d’Étioles?…

– C’est ce que je viens demander à mon roi, répondit froidement d’Étioles qui pensait étourdir Louis XV par cette audacieuse réponse.

– Plaît-il?… vous dites?… fit le roi d’un air souverainement hautain.

– Je demande humblement à Votre Majesté qu’il lui plaise de me dire en quel endroit est cachée ma femme… ma femme que j’aime… répéta fermement d’Étioles qui pensait:

«Tire-toi de là, maintenant.»

– Holà! fit tranquillement le roi, êtes-vous fou, mon maître?… le chagrin d’avoir perdu cette chère Mme d’Étioles que vous aimez tant vous a-t-il troublé la raison à ce point?… Vive Dieu! suis-je donc chargé de la garde des femmes de mes sujets?…

– Sire!… balbutia d’Étioles qui frémissait de rage.

– Prenez garde, monsieur, fit le roi d’un ton d’autant plus terrible qu’il paraissait plus calme, prenez garde… vous jouez un jeu dangereux… terriblement dangereux… je vous en avertis!

D’Étioles était complètement dérouté par l’attitude imprévue du roi. Une rage froide s’était emparée de lui devant les obstacles auxquels il se heurtait.

Il était convaincu que le roi jouait au plus fin, et comme il n’était pas disposé à se laisser jouer, il était formellement résolu à employer les grands moyens et à accuser catégoriquement le roi, si celui-ci s’obstinait à feindre ne pas comprendre à demi-mot.

Pourtant ce n’était là que le moyen suprême… bon à employer en dernier ressort… lorsqu’il sentirait la partie perdue…

Jusque-là il fallait se maîtriser et s’efforcer d’atteindre son but en employant la fourberie et la persuasion tour à tour.

C’est pourquoi, devant l’avertissement du roi, il jugea prudent de battre en retraite et répondit hypocritement:

– Je vois que j’ai eu le malheur de déplaire à Votre Majesté!…

– Vous, monsieur!… allons donc!… fit le roi avec un mépris si évident que d’Étioles se sentit comme souffleté et devint blême. Enfin, monsieur, où voulez-vous en venir? reprit le roi.

– Si je me suis permis de m’adresser directement au roi, fit d’Étioles, c’est que je connais le ravisseur de ma femme…

Et d’Étioles dévorait littéralement le roi des yeux, s’efforçant de lui faire comprendre par une pantomime bien réglée que s’il ne le disait pas, il savait du moins que le ravisseur de sa femme, c’était Louis XV lui-même.

Mais le roi resta impassible et répondit froidement:

– Au fait, monsieur, où voulez-vous en venir? Qui accusez-vous? Que voulez-vous?

Devant ces questions nettes et catégoriques, il n’y avait plus à tergiverser; il fallait répondre nettement et catégoriquement.

Accuser le roi lui-même!… il n’y fallait pas songer… c’était risquer bêtement sa tête, car l’assurance et l’impassibilité du roi étaient telles que le financier arrivait à se demander s’il n’avait pas fait fausse route et si le roi n’était pas vraiment étranger à l’enlèvement de Jeanne.

Mais alors?…

Et les points d’interrogation se posaient multiples et précipités dans la cervelle de d’Étioles qui s’affolait.

Alors, qu’étaient donc venus lui raconter ces deux ivrognes?

Alors, pour qui Berryer avait-il enlevé sa femme?… pourquoi?… dans quel but?…

Et si les deux ivrognes avaient rêvé?… si toute cette histoire n’était qu’une imagination, un conte trouvé dans les fumées du vin?…

Si Berryer, comme le roi, était étranger à cet enlèvement?…

Alors, par qui sa femme aurait-elle été enlevée?…

Car enfin, il ne rêvait pas… il ne devenait pas fou… sa femme avait bien réellement disparu…

Toutes ces questions passèrent comme un éclair dans la tête du malheureux.

Cependant, il fallait répondre au roi séance tenante et de manière à lui prouver péremptoirement qu’il n’était pas dupe… au cas où Louis XV jouerait une comédie.

Sans hésiter, il répondit:

– Ce que je demande, Sire?… Justice!… Qui j’accuse?… Berryer!…

En faisant ces réponses avec une lenteur calculée, d’Étioles observait le roi et se disait:

– Puisqu’il faut mettre les points sur les i, en voilà… Maintenant, Sire, vous voyez bien que je sais tout et qu’il faut compter avec moi.

Mais le roi, à cette accusation lancée contre Berryer, se contenta d’ouvrir des yeux où se lisait le plus complet ébahisse-ment et hochait la tête de l’air de quelqu’un qui se dit qu’il a affaire à un fou.

Et la mimique du roi était si expressive, sa tranquillité, son assurance si complètes, si absolues, que d’Étioles sentit une sueur froide lui mouiller l’épiderme.

Le roi, cependant, répéta, comme n’en pouvant croire ses oreilles:

– M. le lieutenant de police!… Ah! pardieu! voilà qui est particulier.

Au même instant, et comme s’il eût été appelé par quelque mystérieuse voix, comme s’il eût assisté, invisible, à cet entretien, et qu’il eût jugé son intervention opportune, à ce moment précis, le lieutenant de police fit son entrée dans le cabinet du roi et s’arrêta à quelques pas du bureau de son maître, attendant dans une attitude pleine de calme et de dignité.

– Ah! pardieu!… fit joyeusement le roi, vous arrivez bien, Berryer, vous allez apprendre une nouvelle…

Berryer s’inclina sans répondre un mot.

Mais le regard qu’il jeta au roi fut tel que celui-ci eut la sensation très nette que son lieutenant de police avait assisté caché à tout cet entretien et qu’il était parfaitement au courant de la situation.

D’Étioles, lui, ne vit rien; seulement il sentit vaguement que la partie était perdue pour lui, et à cette pensée, il sentait l’affolement le gagner.

Le roi continuait toujours en plaisantant:

– Savez-vous, Berryer, qu’on me demande votre tête?…

– Oh! oh! fit Berryer, mais c’est que j’y tiens, moi, à ma tête… Mon Dieu oui, ajouta-t-il en souriant, j’ai cette faiblesse.

– Savez-vous de quoi on vous accuse? reprit le roi en riant.

– On m’accuse… moi?… fit Berryer en fronçant le sourcil.

Le roi fit signe que oui.

– Pardon, Sire, mais… qui m’accuse?…

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