– Ah! malédiction sur moi! rugit Tournehem; moi aussi, je vois, je comprends… Ma fille, ma pauvre enfant s’est sacrifiée pour moi… pour sauver mon honneur et ma vie menacés… et je n’ai rien vu, rien compris, rien deviné, misérable père que je suis!…
– De grâce, monsieur, fit Bernis effrayé par cette explosion soudaine; de grâce, calmez-vous, remettez-vous…
– Ah! je vais… reprit violemment Tournehem qui se leva et se dirigea vivement vers la porte.
Mais, rapide comme l’éclair, Bernis s’était placé devant et lui disait sur un ton d’autorité dont on ne l’aurait jamais supposé capable:
– Où allez-vous?… Que voulez-vous faire?…
– Ce que je veux faire? répondit Tournehem avec un rire qui sonnait la folie; tuer le misérable qui…
– Des folies! répondit froidement Bernis en haussant les épaules; vous allez commettre… un acte irréparable… qui attirera sur votre tête et sur celle de votre enfant la foudre qui s’est écartée pour un moment.
À ces mots prononcés avec une conviction profonde et une souveraine gravité, Tournehem s’arrêta, balbutiant, interdit.
Sans lui laisser le temps de se remettre, Bernis continua:
– Écoutez-moi, monsieur, je vous en prie… Voyons, vous me devez bien cela, ajouta-t-il, voyant que Tournehem qui grondait de fureur hésitait encore.
À cette allusion directe au service qui venait de lui être rendu, le financier s’arrêta net comme le cheval qui sent le mors lui broyer la bouche, et faisant un effort violent pour se calmer:
– Pardonnez-moi, monsieur de Bernis, je n’ai même pas songé à vous remercier…
– Ne parlons pas de cela, fit vivement Bernis… Asseyez-vous… écoutez-moi… Vous pensez bien, cher monsieur, que je ne suis pas venu uniquement pour vous signaler un danger effroyable, et que l’homme qui a su pénétrer une aussi odieuse machination peut être de bon conseil…
– C’est vrai! fit Tournehem. Ma tête se perd dans ce dédale d’infamies.
– Je le vois, pardieu! bien… Vous avez donc besoin d’un ami sûr et dévoué qui voie clair pour vous et vous indique la voie à suivre. Ce que je viens de faire pour vous vous prouve que, cet ami, je le suis.
– C’est vrai! fit Tournehem dans un élan.
Et il ajouta:
– Monsieur de Bernis, le jour où il vous plaira de me demander ma vie, souvenez-vous qu’elle vous appartient.
– Laissons cela, je vous en prie, répondit Bernis que cette effusion reconnaissante paraissait gêner… Je suis amplement récompensé par la satisfaction que j’éprouve à rendre service à un galant homme comme vous… et tout le profit est encore pour moi, puisqu’en accomplissant mon devoir de gentilhomme, je me fais un ami dévoué…
– Jusqu’à la mort! acheva Tournehem en serrant la main de Bernis.
– Votre situation est très claire pour moi et je vais la résumer en quelques mots: pour des raisons que j’ignore, votre neveu avait un intérêt puissant à devenir votre gendre… Laid, chétif, contrefait, il a pensé que ce mariage ne se ferait sans doute pas sans tiraillements. Comme cet homme est un misérable, il a abusé de la confiance que vous aviez en lui pour vous faire signer des papiers horriblement compromettants…
Lorsqu’il s’est senti suffisamment armé, il s’est adressé à votre fille et lui a donné à choisir: ou devenir sienne et vous étiez épargné, ou bien refuser de lui appartenir et alors c’était la mort et, pis encore, le déshonneur… Votre fille n’a pas hésité à se sacrifier pour vous.
– Ma pauvre enfant! sanglota Tournehem.
– Le danger qui vous menaçait, continua Bernis, me paraît écarté momentanément… mais qui sait s’il ne reparaîtra pas plus menaçant que jamais?… Qui peut savoir la réalisation de quels plans machiavéliques poursuit M. d’Étioles?… Qui sait si cet homme n’aura pas demain un intérêt quelconque à vous briser?…
– Alors, je suis perdu! dit Tournehem accablé.
– Non, mordieu!… Il faut vous redresser, tenir tête à l’orage, vous défendre…
– Je vais me jeter aux pieds du roi, lui tout raconter, implorer son aide…
– Mauvais moyen! fit Bernis en hochant la tête; le roi est faible, léger, versatile; qui sait si, adroitement circonvenu, il ne vous sacrifiera pas…
– Que faire alors?… Et ma pauvre enfant… que deviendra-t-elle?…
– Il faut, dit Bernis lentement, employer les mêmes armes que votre ennemi… car, ne vous y trompez pas, votre neveu est votre ennemi mortel, acharné… Il faut, comme lui, user de ruse, paraître confiant, être patient et tenace…
Et tenez, j’y songe, vous cherchez partout votre fille sans pouvoir la retrouver… Pendant ce temps que fait M. d’Étioles?… qui nous dit que ce n’est pas lui qui a séquestrée sa femme?…
Je prévois votre question: dans quel but?… Eh! si je le savais, je ne serais pas si inquiet pour vous… et pour elle…
– Alors, que faire?… répéta une deuxième fois Tournehem.
– À mon avis, il faut dissimuler… Montrez la même confiance que précédemment à votre gendre… seulement attachez-vous à ses pas, soyez constamment dans son ombre, connaissez ses moindres actions, ses plus insignifiantes démarches, ses pensées si possible… cherchez et réunissez le preuves de la machination ourdie contre vous, de telle sorte que le jour où on voudra vous accabler par cette accusation infamante, vous puissiez en démontrer victorieusement l’inanité… car c’est là qu’est le danger le plus grave pour vous…
Quand vous aurez ces preuves en main, vous pourrez démasquer le fourbe sans crainte et frapper à votre tour impitoyablement… Mais, je vous le répète, pour en arriver à ce résultat il ne faut pas perdre de vue un seul instant d’Étioles, avoir l’œil constamment fixé sur lui, la nuit comme le jour, et peut-être aussi serait-il prudent de surveiller ce Damiens qui ne m’inspire que médiocre confiance…
Croyez-moi, monsieur de Tournehem, votre tranquillité, le bonheur de votre fille sont probablement au bout… et peut-être qu’en surveillant étroitement d’Étioles vous retrouverez plus tôt que vous ne croyez votre fille…
– Peut-être avez-vous raison, murmura Tournehem.
Alors, Bernis, le voyant ébranlé, entassa les arguments, les preuves morales, les faits probants pour le convaincre, et parla longtemps… longtemps…
Lorsque Bernis quitta l’hôtel de Tournehem, il avait sans doute réussi à accomplir une tâche difficile, car un sourire de satisfaction errait sur ses lèvres.
D’un pas délibéré il se rendit tout droit rue du Foin où il fut admis immédiatement auprès de M. Jacques.
Celui-ci l’attendait sans doute impatiemment et attachait, sans doute aussi, une grande importance à la démarche de Bernis, car dès qu’il le vit il demanda vivement:
– Eh bien?
– Eh bien, monseigneur, c’est fait!… À partir de ce moment, il ne lâchera pas d’une seconde la personne que vous savez… et je vous réponds que nous avons là un surveillant dont la vigilance ne sera jamais en défaut.
– C’est très bien, mon enfant, je suis content de vous.
Bernis s’inclina respectueusement, attendant de nouveaux ordres.
– Maintenant, mon enfant, reprit M. Jacques, reposez-vous quelques jours, vous l’avez bien mérité… puis ensuite, à l’œuvre… Il faut absolument savoir ce que veut ce Damiens… Je compte sur votre intelligence pour arriver à ce résultat… Moi, je vais m’occuper de nos deux ivrognes… Allez, mon enfant.
Et M. Jacques tendit sa main blanche que Bernis, un genou en terre, effleura respectueusement du bout des lèvres.
Puis, se relevant, il sortit à reculons.
Bernis parti, M. Jacques prit un monceau de notes et de rapports qu’il se mit à étudier attentivement.