– L’explication est simple et compliquée à la fois. Aussi, je vous supplie de passer outre à certaines obscurités ou d’y suppléer par votre vive intelligence. Je vous disais que je représente de graves intérêts… Malgré vous sans doute, mais avec une activité qui m’a maintes fois désespéré, vous êtes venue vous mettre à la traverse…
M. Jacques garda un instant le silence. Il semblait ému.
Quels étaient ces intérêts si graves dont il parlait?
Jeanne se le demanda avec angoisse, et par une mystérieuse association d’idées la pensée du roi se présenta à elle.
Aussitôt, elle songea à d’Assas… à la mission qu’il avait si noblement acceptée.
D’Assas n’était pas revenu!…
Était-il arrivé jusqu’auprès du roi? Avait-il été arrêté en route par le personnage qui était devant elle?
Elle résolut de le savoir à tout prix, et tout d’abord.
– Un mot, monsieur! fit-elle au moment où M. Jacques s’apprêtait à reprendre la parole.
– Parlez, madame… trop heureux de vous répondre, si je le puis!
– Vous le pouvez… sans aucun doute… Je suis arrivée ici cette nuit avec un jeune homme…
– M. le chevalier d’Assas, dit tranquillement M. Jacques.
Et sur son visage, il n’y eut pas l’ombre d’un sourire indiquant qu’il pouvait souligner ce qu’il y avait eu de scabreux dans cet événement…
Car enfin!… Mme d’Étioles et le chevalier d’Assas avaient passé la nuit ensemble.
– C’est cela! fit Jeanne avec une joie qui fit tressaillir son interlocuteur.
– Est-ce que vous vous intéresseriez à ce jeune homme? demanda-t-il vivement.
Et il semblait qu’un espoir le faisait follement palpiter.
– Oui, dit simplement Jeanne. Je m’intéresse à lui d’abord pour lui-même et ensuite pour une mission qu’il a juré d’accomplir…
– Une mission! s’écria M. Jacques en pâlissant. Vous aviez donné une mission à M. d’Assas?
– Oui! répondit Jeanne, surprise de l’altération qui se manifesta dans la voix de l’étrange personnage.
M. Jacques se leva, frappa dans ses mains et fit quelques pas.
Puis, paraissant reprendre son sang-froid, il revint à Jeanne:
– Quelle est cette mission, madame?… Il est indispensable que je le sache!…
Jeanne était née diplomate: elle vit parfaitement que l’homme qui était devant elle était habitué à la difficile et profonde science de la dissimulation. Dans cette physionomie, elle avait lu l’indomptable volonté de n’être jamais pénétrée… devinée.
Et pourtant l’inconnu venait de laisser échapper des signes d’agitation et presque de terreur.
Il était donc bien grave pour lui que d’Assas eût une mission à remplir!…
Une mission venant d’elle!…
Elle sentit que là était le nœud du mystère.
Et, en véritable diplomate, elle résolut de dire la vérité. Car il n’y a rien qui déconcerte comme la vérité…
– Monsieur, dit-elle, je ne vous connais pas. Je ne sais de vous qu’une chose: c’est que vous me détenez prisonnière contre tout droit. J’ai des raisons de croire que nous devons être ennemis tôt ou tard, ouvertement, et que nous l’avons été jusqu’ici secrètement. Cependant, vous me demandez une preuve de confiance.
– Dans votre intérêt, dit M. Jacques. Mettez, si vous voulez, que c’est dans mon intérêt à moi; mais je vous jure qu’en ce moment, votre intérêt est subordonné au mien… Parlez donc franchement, si vous ne voulez qu’il arrive de grands malheurs au chevalier d’Assas et à d’autres.
Jeanne frémit…
À d’autres!… C’était du roi qu’on voulait parler sans doute!…
– Je serai franche, dit-elle. J’ai habité ces quelques jours derniers une maison qui se trouve sous les quinconces, à droite du château.
M. Jacques ferma les yeux, soit pour recueillir, soit pour mettre un voile sur sa pensée.
– Dans cette maison, continua Jeanne, j’ai été prévenue qu’un guet-apens était organisé contre… une personne… à laquelle je tiens beaucoup… tenez… plus qu’à ma vie!…
M. Jacques leva lentement ses paupières, jeta un regard sur Jeanne, puis referma les yeux, songeant:
– Est-ce le roi qu’elle aime? Ou d’Assas? Ou tous les deux?
– Pour sauver cette personne, reprit Jeanne, j’ai dû quitter la maison en question… Dehors j’ai rencontré M. le chevalier d’Assas qui m’a amenée ici… Or le guet-apens consistait en ceci… On devait attirer… cette personne… dans la maison où je me trouvais, sous prétexte de me voir. Il me fallait donc la prévenir au plus tôt que je n’étais plus dans la maison: c’est ce dont M. d’Assas a bien voulu se charger.
M. Jacques tressaillit d’étonnement et peut-être d’admiration.
– D’Assas s’est chargé de cela? demanda-t-il.
– Oui, monsieur!…
– D’Assas s’est chargé de sauver… Louis XV?…
Jeanne se dressa brusquement:
– Qui vous a dit qu’il s’agissait du roi! fit-elle, haletante.
M. Jacques haussa les épaules.
– Mon enfant, dit-il en souriant, je connaissais toute votre histoire de la maison des quinconces… Mais ceci n’a pas d’importance… Ainsi, c’est le chevalier d’Assas que vous avez envoyé au roi?… Et il a accepté?…
– Oui! dit Mme d’Étioles.
M. Jacques demeura pensif quelques minutes.
– Il est donc bien vrai, songea-t-il en poussant un soupir, que l’amour est capable d’héroïsme?… Ah! ces deux enfants me donnent plus de mal avec leur sincérité que bien des ministres avec leur fourberie!…
– Monsieur, reprit Jeanne d’une voix tremblante, je vous tiendrai quitte de la violence que vous me faites, si vous pouvez me dire que M. d’Assas a vu le roi… qu’il l’a prévenu!…
– Vous l’aimez donc bien, ce roi?…
– De toute mon âme, dit simplement Jeanne.
– Eh bien! rassurez-vous, madame. J’ignore, à cette heure, si M. d’Assas a pu voir le roi. Mais ce que je puis vous jurer sur le Christ, et j’ai rarement fait pareil serment, c’est que le roi ne court aucun danger.
– Le roi n’est pas en danger! s’écria Jeanne palpitante de joie.
– Assurément! même s’il retourne dans la maison que vous avez abandonnée!
– Oh! murmura Jeanne en prenant son front de ses deux mains, qu’est-ce que cela veut dire!…
– Cela veut dire, enfant, qu’il y a eu réellement un guet-apens; seulement, il était dirigé non pas contre le roi, mais contre vous!…
– Contre moi!… Qui donc avait intérêt…
– Vous aimez le roi, n’est-ce pas?
– De toute mon âme, je vous l’ai dit!
– Eh bien, une autre femme ne peut-elle aimer aussi le roi!…
– Une autre femme! murmura Jeanne pâlissante, mordue au cœur, tandis que M. Jacques l’observait attentivement.
– Et si une autre éprouvait le même sentiment que vous, reprit celui-ci; oui, si cette femme plus hardie, plus audacieuse, plus volontaire, décidée à tout, avait entrepris de se substituer à vous! Si elle était parvenue à gagner à prix d’or votre servante Suzon! Si elle s’était présentée à vous!…
Jeanne poussa un cri terrible:
– Impossible!… oh! impossible!… Ce serait abominable!…
– Si cette femme, acheva M. Jacques, vous avait persuadé de fuir… Et si, tranquillement, elle s’est mise à attendre le roi!…
– Affreux! affreux! balbutia Jeanne.
– Bien mieux! continua M. Jacques en saisissant ses mains; cette femme a fait prévenir le roi que vous l’attendiez!…
– Oh! ma tête s’égare!…
– Et le roi, le roi! entendez-vous, pauvre enfant, le roi y a été, croyant vous trouver! Le roi s’est fâché d’abord, en se voyant mystifié!… Puis…
– Achevez! râla la malheureuse jeune femme.
– Puis, voyant la femme belle, tendre, amoureuse… il a pardonné… et passé dans ses bras la nuit que vous avez passée, vous, à vous demander comment vous le sauveriez!…
– Impossible vous dis-je, impossible!…
– Et pourquoi?…
– Parce que le roi m’aime!… cria Jeanne pantelante, rouge du cri plus qu’elle ne l’avait été de l’aveu de son propre amour, belle de toute sa confiance, de toute sa pureté d’âme.