M. Jacques parut hésiter quelques minutes. Peut-être éprouvait-il comme un regret d’artiste à briser ce joyau qu’était le cœur de Jeanne.
La terrible politique sans pitié l’emporta sans doute, car il reprit:
– Ainsi, vous ne croyez pas que le roi a passé la nuit dans cette maison?
– Non, non!… j’aimerais mieux croire à ma propre déchéance!
– À plus forte raison, alors, ne devez-vous pas croire qu’il y retournera, surtout ayant été averti par M. d’Assas qu’un danger le menaçait dans cette maison?… Eh bien, mon enfant, attendez jusqu’à ce soir… c’est l’affaire de quelques heures… Je me charge de vous convaincre que non seulement le roi ne vous aime pas, ne vous a jamais aimée, mais encore qu’il aime celle qui vous a remplacée… la comtesse du Barry!…
À ces mots, M. Jacques, laissant Jeanne pétrifiée, s’élança non pas vers la porte de sortie, mais vers la pièce voisine.
Pendant quelques secondes, Jeanne demeura étourdie, respirant à peine…
– Oh! murmura-t-elle en revenant à elle, il faut que cet homme parle!… qu’il dise tout!… Le roi ne m’aime pas!… Cette femme, cette Julie… c’est la comtesse du Barry!… Allons donc!… Je saurai bien le forcer à dire toute la vérité!
Elle courut à la pièce où était entré l’inconnu.
Et elle ne vit personne!…
Elle parcourut l’appartement en tous sens.
M. Jacques avait disparu!…
M. Jacques, comme bien on pense, n’était pas un être fluide, pouvant s’évanouir à travers des murailles: simplement, les murailles du pavillon étaient truquées, comme cela se pratiquait dans bien des maisons de l’époque, et il y avait pour y entrer des passages secrets qui fermaient hermétiquement.
M. Jacques, deux heures après l’entretien qu’il venait d’avoir et qu’il était décidé à reprendre pour le pousser jusqu’au bout, savait trois choses importantes:
La première, c’est que d’Assas avait vu le roi.
La deuxième, c’est que le chevalier était arrêté.
La troisième, c’est que le roi était parfaitement décidé à retourner à la maison des quinconces.
Et il prit ses dispositions en conséquence.
Vers dix heures du soir, il reparut devant Jeanne, toujours grâce aux mêmes mystérieux procédés. Il apprit par la fille de chambre que la jeune femme avait consenti à prendre un peu de nourriture et qu’elle n’avait fait que pleurer depuis.
En effet, il la vit pâle et le visage défait, avec des yeux qui semblaient demander grâce à la destinée.
Une ombre de pitié passa sur le visage de M. Jacques.
Mais, comme nous l’avons dit, il était décidé à aller jusqu’au bout.
– Madame, dit-il doucement, consentez-vous à me suivre?
– Je suis prête! dit Jeanne avec plus de fermeté qu’on eût pu lui en supposer.
Elle s’enveloppa aussitôt de son manteau et s’encapuchonna. Cela parut sans doute insuffisant à M. Jacques, car il tendit à la jeune femme un loup de velours noir qu’elle appliqua sur son visage sans faire d’objection.
Lui-même se couvrit d’un vaste manteau et se masqua également le visage.
Il offrit alors son bras à Jeanne qui s’y appuya.
Quelques minutes plus tard, ils étaient dehors. La nuit d’hiver était froide et claire. Le ciel était plein d’étoiles et la lune presque dans son plein enveloppait toutes choses de sa lumière bleuâtre.
Jeanne ne disait pas un mot.
Seulement lorsque, par moments, sa main glissait, elle s’apercevait que son cavalier lui saisissait le bras et la maintenait fortement. De toute évidence, l’inconnu craignait qu’elle ne cherchât à lui échapper et la surveillait étroitement.
Bientôt ils parvinrent sous les quinconces.
M. Jacques s’arrêta à quinze pas de la petite maison, presque en face la porte, derrière un gros tronc d’arbre.
Les yeux de Jeanne se fixèrent sur cette porte…
Maintenant, elle tremblait.
Des frissons convulsifs l’agitaient…
Une demi-heure se passa ainsi. Aux environs, personne. Tout était silencieux. La petite maison apparaissait, vivement éclairée par la lune.
– Attention! murmura tout à coup M. Jacques.
Sur la terre durcie par la gelée, on entendait un bruit de pas… Presque aussitôt, deux hommes apparurent.
– Sa Majesté et son valet de chambre! fit M. Jacques dans un souffle.
Jeanne frissonna longuement…
L’un des deux hommes s’arrêta, puis, retournant sur ses pas, se perdit dans l’ombre des arbres.
L’autre, vivement, s’approcha de la porte et saisit le marteau qu’il laissa retomber deux fois.
M. Jacques saisit une main de Jeanne et murmura:
– Regardez!… C’est le roi!…
Et il s’apprêtait à saisir la jeune femme, à lui mettre la main sur la bouche pour l’empêcher de crier.
Mais Jeanne ne faisait pas un mouvement.
Seulement, elle avait d’un geste machinal retiré son loup…
Déjà Louis XV avait disparu dans la maison. La porte s’était refermée.
Et Jeanne, la tête baissée, pleurait… pleurait… son beau rêve d’amour pur et chaste à jamais évanoui…
Elle souffrait atrocement.
Oui! c’était le roi!… c’était le Bien-Aimé!… C’était lui qui était entré là!…
Elle avait vu son visage un instant. Mais n’eût-elle pas aperçu ses traits, qu’elle l’eût encore reconnu, rien qu’au pas, à la démarche, à l’attitude!…
C’était fini!…
Une plainte d’enfant malade vagissait doucement sur ses lèvres.
– Êtes-vous convaincue?…
– Emmenez-moi, bégaya-t-elle, oh! emmenez-moi… je souffre trop!…
– Venez donc!… Car nous avons à causer!…
Il reprit son bras. Elle voulut le suivre…
Mais alors, il lui sembla que sa force l’abandonnait… que la terre se dérobait sous ses pas… et, levant vers cet inconnu qui venait de lui faire tant de mal le regard douloureux de la biche aux abois, elle s’évanouit dans ses bras…
M. Jacques tira un sifflet de son sein et jeta dans le silence un appel assourdi…
Quelques instants plus tard, une voiture qui s’était tenue dissimulée sous les arbres, à une centaine de pas, s’approcha doucement…
M. Jacques y déposa Jeanne évanouie et y monta lui-même…
Une demi-heure après cette scène, Jeanne reposait dans un grand lit… au fond du mystérieux pavillon de la maison de la ruelle aux Réservoirs…
Près d’elle veillait la fille de chambre.
Et, à quelques pas du lit, sur une table, M. Jacques préparait soigneusement une potion calmante.
La malheureuse jeune femme avait la fièvre…
Elle délirait… des paroles entrecoupées venaient à ses lèvres brûlantes.
Et à travers ses paupières fermées, sur son visage pourpre, les larmes continuaient à couler lentement…