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Mais qu’ils eussent pénétré pour l’enfermer, elle!… C’était bien invraisemblable! Et pourtant, ils l’avaient enfermée!

Oh!… il n’y avait à cela qu’une explication, une terrible explication.

C’est que la maison où l’avait conduite d’Assas leur appartenait à eux!… C’est qu’ils n’avaient pas eu besoin d’y pénétrer! C’est qu’au contraire, ils l’y avaient attendue!…

Mais alors… d’Assas… oh! non, non! mille fois non!

Elle se fût arraché le cœur plutôt que de le soupçonner!…

Brisée de fatigue et d’épouvante, la tête perdue dans cet inextricable fourré de mystères touffus comme une sombre forêt, Jeanne se laissa tomber sur un canapé et se prit à sangloter…

Presque aussitôt, elle se renversa sur le canapé: incapable de résister plus longtemps à la fatigue physique et morale, elle ferma les yeux, peut-être évanouie ou peut-être endormie.

En tout cas, si elle s’évanouit, le sommeil succéda sans secousse à l’évanouissement, et elle demeura plongée dans cette torpeur jusque vers quatre heures de l’après-midi…

Vers ce moment-là, les yeux encore fermés, elle crut apercevoir le pas rapide et léger d’une femme qui allait et venait. Elle entendit le bruit de la vaisselle que l’on place sur une table, des verres qui se choquent.

Elle crut avoir rêvé!

Il lui sembla qu’elle n’avait pas quitté la maison des quinconces et que c’était sa femme de chambre qu’elle entendait.

– Suzon, murmura-t-elle, est-ce toi?…

En même temps, elle ouvrit les yeux: ce n’était pas Suzon. Elle n’était pas dans la petite maison des quinconces…

Toute la réalité lui revint d’un coup.

La femme qu’elle avait entendue était une jolie soubrette qui disposait la table pour un déjeuner.

Jeanne se redressa. La soubrette s’en aperçut, se tourna vers elle, sourit gentiment et dit:

– Je crois que madame a bien reposé…

– Qui êtes-vous? demanda Jeanne.

– Comment! madame ne me reconnaît pas? Madame a encore l’esprit brouillé par le sommeil puisqu’elle ne reconnaît pas Suzon, sa fidèle fille de chambre.

Jeanne frissonna. Une terreur nouvelle s’empara d’elle.

Est-ce qu’on allait chercher à la rendre folle!…

Elle fit bonne contenance pourtant, et jetant un regard de mépris sur la soubrette:

– Je reconnais que vous n’êtes pas Suzon, dit-elle, à ce simple détail que Suzon n’eût jamais consenti au métier de geôlière!

L’inconnue toussa légèrement, comme embarrassée.

Puis elle reprit:

– Je puis assurer à madame que je m’appelle Suzon. Je lui affirme de plus que je ne suis pas sa geôlière et que je suis ici simplement pour la servir. Ainsi, par exemple, si madame a faim…

Elle eut un geste engageant vers la table toute dressée.

C’était cette table même où elle avait soupé en face du chevalier!

– Mais on veut donc me garder ici prisonnière! s’écria Jeanne en frissonnant.

– Oh! non, madame… pas prisonnière du tout! fit la soubrette avec son même sourire. Madame peut m’en croire.

– Je puis donc sortir en ce cas?… Je puis donc m’en aller?…

– Pas aujourd’hui, madame!… Il y aurait du danger pour madame si elle nous quittait aujourd’hui… Madame ferait bien de ne pas se tourmenter et de se mettre à table.

Jeanne ne répondit pas à cette invitation.

Mais elle marcha rapidement à la soubrette et lui prit les deux mains:

– Tu t’appelles Suzon?…

– Oui, madame…

– Eh bien! Suzon, écoute-moi… Veux-tu…

Elle s’interrompit, palpitante.

– Je suis toute disposée à faire tout ce qui pourra être agréable à madame, fit la soubrette.

– Veux-tu gagner vingt mille livres? fit Jeanne tout à coup.

– Si je le veux, Seigneur! Une pauvre fille comme moi!… Vite, que madame me dise ce qu’il faut faire!

– Ouvre-moi la porte, voilà tout!

– Oh! s’écria la soubrette avec désespoir, madame se moque de moi!…

– Cinquante mille livres! dit Jeanne.

– Quel malheur, mon Dieu, quel malheur que je ne puisse!…

– Cent mille livres!…

– Mais, madame, vous m’offririez un million que je ne pourrais pas le gagner!

– Pourquoi! Oh! pourquoi?

– Mais… parce que je suis enfermée avec madame, voilà tout!

– Cessez, madame, d’essayer de séduire cette fille: Suzon est incorruptible.

Ces paroles furent prononcées par une voix derrière Jeanne, sur un ton calme et froid.

Jeanne se retourna vivement. Et elle vit un homme qui la considérait avec une attention aisée et polie.

Jeanne eut un mouvement de profonde terreur.

Cet homme, elle ne l’avait ni vu ni entendu entrer!…

Par où, comment, sans bruit, avait-il pénétré dans cette pièce!…

Qui était cet homme?…

Stupéfaite, épouvantée, elle l’examina tandis qu’il faisait un geste à Suzon, ou du moins à celle qui prétendait se nommer ainsi.

La soubrette disparut aussitôt dans une pièce voisine dont la porte se referma.

L’homme, entre deux âges, avait une figure grave et fière. Il portait avec une hautaine élégance le somptueux costume des seigneurs de l’époque.

Son épée de parade s’enrichissait de diamants à la poignée.

Il portait sous le bras son chapeau, et, dès que la soubrette se fut éloignée, il s’inclina respectueusement.

Cet homme qui apparaissait ainsi sous le costume d’un nouveau personnage, c’était M. Jacques.

Il n’avait plus cette physionomie modeste et même humble qu’il prenait avec les vêtements bourgeois.

Lorsqu’elle eut fini d’examiner l’inconnu entré si mystérieusement, Jeanne, si elle ne se sentit pas rassurée, perdit du moins en grande partie cette épouvante qui l’avait d’abord stupéfiée…

– Qui êtes-vous, monsieur? demanda-t-elle avec cette harmonieuse dignité qui lui seyait si bien.

– Madame, dit M. Jacques, mon nom importe peu ici. Ce qui importe, c’est que vous soyez rassurée sur mes intentions à votre égard. Nous avons à causer, madame, et je voudrais que vous puissiez me faire l’honneur de m’écouter et de me répondre avec un esprit libre de toute contrainte et de toute crainte… et surtout avec impartialité…

– Pourtant, monsieur, je me vois ici prisonnière, au mépris de tout droit, de toute convenance même!…

– C’est ce dont je vais avoir à répondre, madame, et j’espère m’en tirer à mon honneur… Mais, je vous en supplie, procédons avec méthode. Si vous m’en croyez, et pour acquérir cette liberté d’esprit dont je vous parlais, il conviendrait peut-être que vous prisiez quelque nourriture… Vous êtes à jeun, depuis la nuit dernière, et les vapeurs du jeûne sont redoutables dans l’esprit d’une jeune et frêle femme… même quand cette femme possède tout le courage et l’esprit que chacun admire en Mme d’Étioles… Voulez-vous me permettre de sonner votre servante?

– Inutile, monsieur, dit Jeanne en secouant la tête.

– Trempez au moins un biscuit dans ces deux doigts de vin d’Espagne.

En même temps, avec une bonne grâce parfaite, M. Jacques versait lui-même les sombres rubis liquides d’un vin généreux dans un verre de cristal qu’il présenta à Jeanne, avec une assiette de biscuits.

Jeanne repoussa l’assiette, mais saisit le verre qu’elle vida d’un trait.

Et en effet, elle se trouva toute réconfortée, un peu de rose reparut sur ses joues pâles.

– Je suis prête à vous entendre et à vous répondre.

– Je commence donc par m’excuser, madame, de la pénible nécessité où je me suis trouvé de vous garder ici malgré vous. Me pardonnerez-vous jamais? Peut-être… si un jour vous savez qui je suis et au nom de quels augustes intérêts j’agis… En tout cas, je vous donne l’assurance formelle que non seulement il ne vous sera fait aucun mal, mais encore que vous redeviendrez libre avant peu.

– J’attends donc, monsieur, que vous m’expliquiez pourquoi vous me séquestrez. Je ne sais si je vous pardonnerai jamais. Je ne crois pas… mais je voudrais au moins avoir une explication.

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