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– Monsieur, dit-il avec un air figue et raisin, je vous ai demandé de me faire voir ce papier. Je l’ai vu. Je vous le rends. Le voici.

Pour le coup, Concini faillit tomber à la renverse. Que signifiait cette plaisanterie? Qu’était-ce que cet homme et que voulait-il au bout du compte?

– Monsieur, reprit Pardaillan avec cette physionomie et cette intonation bizarres qui faisaient qu’il était impossible de savoir s’il parlait sérieusement ou s’il raillait, en m’introduisant chez vous, à votre insu, je n’avais qu’un but: délivrer ce jeune homme que vous séquestrez et auquel je m’intéresse. J’aurais pu, avec l’aide des trois compagnons que vous avez vus, et même tout seul, j’aurais pu délivrer malgré vous ce jeune homme. Mais je ne suis pas un homme de violence, moi. Ce que je vous dis là vous étonne à cause de mon geste de tout à l’heure.

Mais ceci n’a été qu’un moment d’oubli que je regrette déjà parce que, je vous le répète, je ne suis pas un violent. La preuve en est que pouvant délivrer, monsieur, Jehan le Brave malgré vous, je préfère acheter sa liberté. Et, en conséquence, je vous propose un petit marché. Concini était complètement désemparé. Les manières de cet homme extravagant le déroutaient. Il ne savait plus que penser. Il ne savait même plus s’il devait le redouter ou si, malgré ses menaces et ses voies de fait, il ne devait pas se féliciter de la rencontre. Il ne répondit donc pas et attendit que Pardaillan dévoilât complètement sa pensée. Celui-ci, prenant son silence pour une approbation, continua:

– Je vous demande donc la liberté de Jehan le Brave… En échange de quoi je vous autorise à prendre et garder pour vous tout ce que vous trouverez à l’endroit indiqué sur ce papier que je viens de vous rendre.

Concini sursauta:

– Quoi, monsieur, s’écria-t-il, vous voulez… Mais ce trésor appartient à votre fils!

– Sans doute, monsieur, fit Pardaillan de ce même air qui eût donné à réfléchir à Concini s’il l’avait connu. Je vous entends. Vous vous dites que je n’ai pas le droit de faire perdre dix millions à mon fils. Mais remarquez que ce fils, je ne le connais pas et je ne sais si je le connaîtrai jamais. En revanche, je connais Jehan le Brave, et je vous l’ai dit, je m’intéresse à lui.

Plus éberlué que jamais, vaguement méfiant, Concini murmura:

– Pourtant dix millions, diable! c’est une somme qu’on n’abandonne pas avec pareille désinvolture.

Et en disant ces mots pour lui-même, assez haut cependant pour être entendu, il scrutait attentivement la physionomie de son interlocuteur.

Pardaillan paraissait très sérieux. Concini eut beau l’étudier, il ne vit en lui aucune pensée de raillerie ou de supercherie. Le personnage avait plutôt l’air naïf et, en rapprochant cet air de naïveté des gestes accomplis, des paroles prononcées, le Florentin en venait à se persuader qu’il se trouvait en présence, sinon d’un fou, du moins de quelque esprit passablement détraqué.

Ce que Concini ne vit pas, par exemple, ce fut, au coin de l’œil, cette jubilation de l’homme qui s’amuse follement. Ce qu’il ne perçut pas ce fut l’ironie dans ces paroles prononcées avec un naturel parfait.

– Ces scrupules vous honorent. Mais soyez rassuré, le trésor que je lui donnerai, moi, est tel que ce que je vous abandonne n’est rien en comparaison. En conséquence, quittez tout souci à ce sujet.

– Vous êtes donc bien riche? s’écria Concini avec déjà une involontaire nuance de respect.

– Je me trouve fabuleusement riche, répondit assez énigmatiquement Pardaillan.

Et il ajouta:

– Acceptez-vous, oui ou non, monsieur?

Ce qui arrivait à Concini le submergeait d’étonnement. S’être vu sous le coup d’une dénonciation qui pouvait l’envoyer droit à l’échafaud. Avoir été insulté, menacé, violenté. S’être vu à deux doigts de la mort. Avoir été bafoué, raillé, dépouillé. Tout cela pour, finalement, se trouver sain et sauf, remis en possession du précieux papier et enfin aboutir à cette offre extraordinaire de lui abandonner le trésor en échange de la liberté de Jehan.

C’était fantastique, inouï, incroyable. L’abandon du trésor, en soi, le laissait indifférent. Cela ne l’eût nullement empêché de chercher à s’approprier un bien qui ne lui appartenait pas. Mais que de difficultés à surmonter, que d’obstacles à supprimer. Grâce à ce don volontaire tout s’aplanissait, tous les obstacles disparaissaient. Et quelle force pour lui de pouvoir dire aux compétiteurs qui ne manqueraient pas de surgir: ce que je veux prendre m’appartient puisqu’il m’a été donné en toute propriété.

Et quant à Jehan le Brave, n’avait-il pas résolu avec sa femme de lui rendre – momentanément – sa liberté. Peu importait qui lui ouvrirait la porte. Cette liberté provisoire, le pacte même conclu avec cet étrange personnage ne pouvaient rien changer à sa résolution d’une vengeance ultérieure. Et pour le personnage lui-même, s’il oubliait pour l’instant ses injures et ses violences, il n’était pas homme à effacer si facilement. Tôt ou tard, il le repincerait. Mais pour l’instant, les intérêts en cause étaient assez considérables pour qu’il parût avoir oublié les étranges procédés de l’homme.

À la question de Pardaillan, il répondit donc avec enthousiasme:

– Oui, corpo di Bacco! mille fois oui!… Et je veux ouvrir moi-même au prisonnier la porte de son cachot.

– Non pas, dit vivement Pardaillan. Laissons les choses telles que vous les aviez combinées avec Mme Concini. Mettez la fameuse clé derrière la porte, renvoyez vos gens, allez-vous-en vous-même et me laissez maître du logis jusqu’à demain.

Et comme Concini ne cachait pas sa surprise, il ajouta d’un air indifférent:

– Ce que j’en dis est à cause que vous paraissiez tenir vivement à ne pas avoir l’air de céder à la menace.

Avec une joie qui n’était pas feinte, Concini s’écria:

– Ah! pardieu! monsieur, on n’est pas plus galant. J’avoue qu’en effet, il m’eût été pénible d’ouvrir moi-même à mon prisonnier. Mais puisque vous voulez bien accepter les choses telles que je les avais arrangées, tout est pour le mieux. Je vous abandonne la maison jusqu’à demain… Je vous la donne même, et de grand cœur, si vous la désirez.

Pardaillan vit qu’il était sincère. Et gravement:

– Non, monsieur, dit-il, car alors vous en seriez de votre poche. Et plongeant ses yeux clairs dans les yeux de Concini, il ajouta:

– Maintenant que nous sommes d’accord, je veux vous donner un bon conseil: n’entreprenez rien contre Jehan le Brave et la demoiselle Bertille de Saugis. Je m’intéresse à ces deux jeunes gens, moi, ce qui revient à dire que vous me trouveriez sur votre route, monsieur Concini. Votre femme, qui me connaît bien, paraît-il, vous dira que, je ne sais comment, sans que j’y sois pour rien, par suite de je ne sais quelle inconcevable malchance, ceux qui se sont heurtés à moi s’en sont toujours assez mal trouvés.

Il est probable que Pardaillan ne comptait pas que ses paroles changeraient quoi que ce fût aux résolutions de Concini. Il l’avertissait par un excès de loyauté, sans plus. Il savait que le Florentin, s’il était homme à louvoyer et même à reculer sous le coup d’une menace immédiate, comme il venait de le faire, était assez tenace, assez vindicatif, pour ne tenir aucun compte d’une menace lointaine. Il avait assez confiance en sa force, en son astuce, pour se dire qu’ayant du temps devant lui, il saurait parer à toute fâcheuse éventualité.

Les paroles de Pardaillan n’eurent donc d’autre résultat que de le mettre sur ses gardes. Le ton sur lequel elles furent prononcées fit bien passer un petit frisson désagréable sur sa nuque, mais ce ne fut qu’un éclair. Ces paroles, si grosses de menaces pour qui connaissait bien Pardaillan, le ramenèrent en outre à des soucis qu’il avait momentanément écartés de son esprit. Elles lui rappelèrent les humiliations cuisantes que cet homme venait de lui faire subir et que la joie, la stupeur que lui avaient causées l’abandon de ce trésor convoité lui avaient fait oublier un instant.

La haine inconsciente que dès le premier instant il avait éprouvée contre Pardaillan, éclata soudain, furieuse. Et le coup d’œil mortel qu’il lui jeta eût fait pâlir tout autre que le chevalier qui le vit fort bien, mais haussa dédaigneusement les épaules. Déjà, dans l’esprit de Concini, naissait cette pensée:

– Ah! tu m’as insulté, tu m’as frappé, tu m’as humilié et tu me menaces encore!… Ah! tu es le père de Jehan le Brave, et tu l’ignores!… Corpo di Cristo! si je ne trouve pas dans ce fait la plus belle, la plus effroyable des vengeances, je veux y perdre mon nom. Et quant à Bertille?… Elle sera à moi!… Elle est dans une tombe, a dit Léonora. Soit. Je l’arracherai à la tombe… je verrai… je chercherai… et je trouverai.

Cependant, Pardaillan avait repris son air de hautaine courtoisie et il ajoutait:

– Si vous voulez bien donner vos ordres et me laisser maître du logis – ainsi que nous en avons convenu – vous m’obligerez fort.

Concini, et c’est ce qui faisait sa force, savait plier pour se redresser plus fort et plus menaçant. Il comprit que son intérêt était d’exécuter ponctuellement et loyalement le marché intervenu entre Pardaillan et lui. Il ne voulait pas que le moindre manquement de sa part pût servir de prétexte à son ennemi pour reprendre sa parole.

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