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Il eut la chance de trouver Pardaillan dans la salle commune, attablé dans un coin, près de la fenêtre, d’où il pouvait se distraire du mouvement de la rue, occupé à découper une volaille fort appétissante.

Gringaille était essoufflé. Il était très ému. De plus, la haute mine de Pardaillan lui en imposait fortement; il se sentait très gêné et il commençait à se dire qu’il avait agi un peu étourdiment en venant déranger cet homme de mise si simple, mais qui sentait son grand seigneur d’une lieue.

Mais il était trop tard maintenant. Il rassembla tout son courage et s’approcha de la table, balayant le sol avec les plumes de son chapeau, multipliant les révérences et bredouillant d’une voix étranglée:

– Excusez, mon gentilhomme, la liberté grande que je prends. Mais il s’agit d’une affaire grave… très grave.

Pardaillan fixa son œil clair sur le truand. Il vit son trouble et son émotion. Il vit même le coup d’œil furtif que le pauvre diable, à jeun depuis la veille et affamé, n’avait pu se retenir de jeter sur l’appétissante volaille. Et Pardaillan sourit doucement et, de son air le plus bienveillant:

– C’est bien à moi que vous en avez, mon brave? dit-il.

– Oui, monseigneur, fit Gringaille en se cassant en deux.

– Bien, fit paisiblement Pardaillan.

Et avisant l’hôtesse, accorte, grassouillette et plaisante personne de trente-cinq ans environ, qui paraissait le soigner avec une sollicitude toute particulière:

– Dame Nicole, dit-il, veuillez, je vous prie, mettre un couvert de plus.

Et, se tournant vers Gringaille ébahi:

– Asseyez-vous là, mon brave, et partagez cette volaille avec moi… puisqu’aussi bien elle vous tire l’œil.

Le visage fin et rusé du Parisien, à cette invitation imprévue, passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Le plaisir, l’orgueil, le dépit, l’envie et le regret se lurent tour à tour sur cette physionomie expressive. Il se courba encore une fois, se redressa, regarda loyalement en face Pardaillan, loyalement aussi, avec un accent de mélancolie qui ne manquait pas de dignité:

– Vous oubliez, monseigneur, que je ne suis qu’un pauvre gueux… truand. C’est trop d’honneur que vous me faites. Et je ne me serais jamais permis de vous aborder si…

– Asseyez-vous là, interrompit Pardaillan, très doucement. Mangez à votre faim, ne me monseigneurisez pas et dites-moi en quoi je puis être utile à votre chef. Car je suppose que c’est de lui que vous voulez me parler.

Dame Nicole, puisque tel était le nom de la patronne du Grand-Passe-Partout, avait obéi à l’ordre de Pardaillan avec une célérité qui dénotait la grande considération qu’elle avait pour ce client.

Gringaille ne se fit pas prier davantage. Il s’assit en face de Pardaillan et attaqua bravement la demi-volaille que ce gentilhomme si peu fier venait de glisser dans son assiette et, sans perdre une bouchée, en entonnant consciencieusement les rasades qu’on ne lui marchandait pas, il fit part de ses craintes au sujet de Jehan. Il dit naïvement son embarras et celui de ses compagnons. Enfin, mis à son aise par les manières si simples et si affables de son hôte, il osa lui demander le secours de sa force et de son intelligence, à seule fin de tirer son chef du traquenard où il devinait que Concini l’avait fait tomber.

En même temps que le récit, Gringaille finit la moitié de la volaille et même une large tranche de pâté qui lui avait succédé.

Sans pousser plus avant son dîner, Pardaillan se leva et dit simplement:

– Partons!

– Cornedieu! murmura Gringaille avec admiration, voilà un homme!

Ils arrivèrent rue des Rats. Le premier soin de Pardaillan fut, naturellement, d’étudier la maison. Il se rendit vite compte qu’il ne fallait pas espérer entrer là dedans par la force. La ruse et l’adresse seuls permettraient de franchir ce seuil soigneusement clos.

Il se mit à réfléchir, assez soucieux.

À ce moment, ils virent arriver Carcagne tout essoufflé et qui s’arrêta tout interloqué quand il vit Pardaillan. Gringaille le rassura en quelques mots. Alors, Carcagne renseigna:

– Il vient. La Galigaï le suit sans qu’il s’en doute… et Escargasse les suit tous les deux.

Une lueur joyeuse passa dans l’œil clair de Pardaillan. Il entraîna ses deux compagnons dans une encoignure et il expliqua:

– Puisque Concini vient ici, c’est que votre chef n’est pas mort, comme je l’ai craint un moment. Il s’agit donc d’entrer là-dedans assez à temps pour empêcher Concini de commettre le meurtre qu’il n’a pu commettre encore. Je m’en charge. Mme Concini, qui suit son époux, sans que celui-ci s’en doute, m’ouvrira la porte. Le reste me regarde.

Ils ne connaissaient pas Pardaillan. Cependant son assurance était telle, si puissante était l’espèce de fascination que cet homme extraordinaire exerçait sur tous ceux qui l’approchaient, qu’ils ne doutèrent pas un instant de ses paroles. Et la frénésie avec laquelle Gringaille se frottait les mains indiquait combien il se félicitait de la bonne idée qu’il avait eue de recourir à lui.

Pardaillan, très calme, leur donna des ordres brefs, très clairs, écoutés avec un respect religieux. Et tous trois, dissimulés dans l’ombre, ils attendirent.

Enfin, Concini parut. Ils le laissèrent entrer sans bouger.

Lorsqu’il fut entré, Pardaillan alla se blottir dans un renfoncement qu’il avait remarqué à deux pas de la porte.

Léonora parut à son tour. Elle s’arrêta devant la porte et attendit, sans un appel, sans un geste, figée dans une immobilité de pierre.

Au bout d’un instant, la porte s’entrebâilla silencieusement. Une femme d’un certain âge se glissa dehors et prononça quelques paroles à voix basse.

Pas si basses cependant que Pardaillan ne les entendît. En sorte qu’au lieu de s’élancer, il se rencogna davantage, avec un sourire de satisfaction.

Léonora répondit quelques mots, tendit une bourse qui disparut en un clin d’œil, entra et ferma la porte sans bruit. La femme demeura un instant immobile sur le seuil, puis elle s’éloigna d’un pas nonchalant.

Pardaillan sortit de son coin et la rattrapa en quelques enjambées.

– Ma belle enfant, fit-il de son air le plus gracieux et le plus ingénu, j’ai absolument besoin de parler à M. Concini, votre maître. Auriez-vous l’extrême obligeance de m’ouvrir la porte de cette maison d’où je viens de vous voir sortir?

La «belle enfant» frisait la cinquantaine. C’était une virago, taillée en hercule femelle, qui paraissait douée d’une force peu commune et qui devait accomplir dans la petite maison quelque sinistre et terrible besogne: geôlière et bourreau, probablement.

À la demande de Pardaillan, une expression de méfiance inquiète se répandit sur son visage. Néanmoins, sensible à la politesse de ce galant chevalier, elle répondit en minaudant:

– Hélas! mon gentilhomme, je ne peux pas vous ouvrir, n’ayant pas la clé. Et quant à frapper à la porte, avant deux bonnes heures d’ici, je n’aurais garde de le faire, attendu que monseigneur a donné l’ordre de ne le point déranger et qu’il me chasserait si je lui désobéissais.

Pardaillan tendit deux pièces d’or et, de son air le plus naïf, avec son inaltérable politesse:

– Mais, ma belle enfant, je ne vous demande pas de frapper à la porte. Je vous demande de me l’ouvrir, simplement.

Une lueur inquiétante passa dans l’œil de la virago. Mais la vue des deux pièces d’or réfréna ses velléités de violence. Elle s’en empara, les fit disparaître vivement, plongea dans sa plus gracieuse révérence et d’un air navré, sur un ton où perçait malgré elle une pointe d’ironie:

– Que le ciel vous bénisse, mon gentilhomme. Je suis vraiment désespérée de ne pouvoir satisfaire un aussi généreux seigneur. Mais, je vous l’ai dit: je n’ai pas la clé.

Et sur un ton où grondait une sourde menace, elle ajouta:

– N’insistez donc pas… et veuillez me laisser passer, je vous prie. Sans s’émouvoir, Pardaillan insinua avec douceur, mais en la fixant avec insistance:

– Bah! et cette clé que vous avez fait fabriquer tout exprès pour le service particulier de Mme Concini et pour mieux trahir votre maître?… Cette clé peut bien m’ouvrir la porte à moi aussi.

La virago avait pâli. Mais elle connaissait sa force redoutable et un homme, deux hommes même n’étaient pas pour l’effrayer. Elle jeta un coup d’œil furtif autour d’elle. La rue était déserte, l’endroit écarté.

Menaçante, elle avança résolument sur Pardaillan qui lui barrait la route. Celui-ci ne bougea pas. Il étendit vivement le bras et la saisit au poignet. Il souriait toujours de l’air le plus aimable. Son geste n’était pas un geste de violence. Il l’avait prise par le poignet comme il lui aurait pincé le menton.

Et cependant les traits de la virago se contractèrent. Ce fut d’abord une expression de stupeur intense, puis une expression de douleur suivie d’un sourd gémissement. Pardaillan s’informa avec sollicitude:

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