Ses yeux sombres, chargés d’effluves, se fixaient sur les yeux de la reine, qui clignotaient comme éblouis par l’insoutenable éclat de ce regard de feu, et, penchée sur le visage de sa maîtresse, pareille à quelque sombre génie du mal, elle parlait d’une voix basse, insinuante. Et ses paroles prudentes, mesurées, distillaient la mort!
– Pourquoi ces hésitations, ces scrupules? (Elle hausse les épaules.) Laissez les scrupules à la masse du vulgaire, pour qui ils ont été inventés. N’attendez pas pour vous décider que votre perte soit consommée.
Et comme Marie de Médicis demeurait muette et songeuse, la tentatrice reprit, d’une voix qui se fit plus âpre, où perçait une ironie menaçante:
– Quand vous serez répudiée, honteusement chassée et que votre fils sera déclaré bâtard, pour la grande gloire du fils de Mme d’Entraigues [2] , alors, madame, vous verserez des larmes de sang, alors vous regretterez votre indigne faiblesse et de pas m’avoir laissé faire… Trop tard, madame, il sera trop tard!
La reine répondit par une question:
– Léonora, es-tu bien certaine qu’il ira ce soir rue de l’Arbre-Sec?
– Tout à fait certaine, madame…
Un silence. Marie de Médicis semble méditer profondément. La Galigaï l’observe avec une imperceptible moue de dédain.
– Et… ce jeune homme dont tu m’as parlé, reprit enfin la reine, qui paraissait chercher ses mots, es-tu bien sûre de lui?
Elle baissa davantage la voix, jeta un coup d’œil inquiet autour d’elle et acheva:
– Ne s’avisera-t-il pas de parler… après?
– Sur la tête de Concini, madame, je réponds de lui, je réponds de tout. Ce jeune homme frappera sans trembler… Il ne parlera pas après, parce que c’est pour son propre compte qu’il agira.
– Il hait donc bien le roi?
Léonora eut un insaisissable sourire: la reine paraissait accepter la complicité. Sans rien laisser paraître de ses sentiments, elle dit:
– Non!… Mais il est amoureux… et jaloux comme tous les amoureux. Or, la jalousie, madame, engendre facilement la haine.
– Pas pourtant jusqu’au point de se faire assassin.
– Si, madame, lorsqu’il s’agit d’une nature violente et passionnée comme celle de ce jeune homme. Ce matin même, pour l’avoir vu de sa fenêtre au moment où il soudoyait la propriétaire de la jeune fille en question, ce jeune homme s’est rué comme un fou à la recherche de M. de La Varenne. S ’il avait pu le joindre, la carrière du marquis était terminée du coup… Mais vous vous trompez étrangement quand vous parlez d’assassinat… Ce jeune homme est un bravo, c’est vrai. Mais un bravo extraordinaire… comme on n’en vit jamais de pareil… Ne croyez pas qu’il ira traîtreusement poignarder… celui dont nous parlons. C’est en face qu’il l’attaquera. C’est en un combat loyal qu’il le tuera.
– Enfin, comment t’y prendras-tu pour l’amener à accomplir… ce geste?…
– Je m’intéresse à lui, moi… C’est mon droit… D’ailleurs il est le fils d’adoption d’un de mes compatriotes… Pour lui témoigner cet intérêt, je glisse dans son oreille un renseignement… Est-ce ma faute, à moi, si ce renseignement déchaîne la haine en lui? Et si la haine, chez lui, se traduit par des gestes qui tuent, en suis-je responsable?…
Elle était effroyable de cynisme tranquille, et c’est ainsi qu’elle dut apparaître à Marie de Médicis, car elle murmura, vaguement épouvantée:
– Tu es terrible, sais-tu?
Léonora sourit dédaigneusement et ne répondit pas. Poussée par la curiosité, peut-être avec le secret espoir de faire dévier cette conversation qui l’épouvantait, la reine s’informa:
– Qui est ce malheureux?… Comment s’appelle-t-il?
– On le connaît sous le nom de Jehan le Brave. Où est-il né? Le nom de son père et de sa mère?… Mystère. Saêtta, qui l’a élevé et l’aime comme son fils, pourrait peut-être répondre à ces questions. Mais il est muet sur ces points… Ce que je sais, pour l’avoir vu à l’œuvre, c’est que c’est une force… Malheureusement pour lui, il a des idées à lui… des idées qui ne sont pas celles de tout le monde… C’est un fou.
À ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit silencieusement et Caterina Salvagia, la femme de chambre de confiance de la reine, parut dans l’entrebâillement. Sans entrer plus avant, elle fit un signe à Léonora et se retira discrètement aussitôt.
Marie de Médicis, sans doute au courant, se redressa sur son lit d’été et s’écria joyeusement, une flamme subite aux yeux:
– C’est Concini!… Fais-le entrer, cara mia!…
Elle pensait que, du coup, la terrible conversation était terminée. Mais la Galigaï ne bougea pas. Et, avec une froideur effrayante, elle posa nettement la question:
– Madame, dois-je exciter la jalousie de Jehan le Brave? Et la reine répéta le mot qu’elle avait eu déjà:
– Tu es terrible!…
La Galigaï attend, muette, impassible comme la fatalité.
La reine Marie de Médicis s’est redressée. Son regard s’emplit d’une lointaine épouvante. Ses lèvres tremblantes retiennent le mot terrible qui veut s’échapper et tomber… tomber comme une condamnation, car ce mot, c’est la mort du roi de France!
Enfin, elle gémit:
– Que veux-tu que je te dise?… C’est terrible!… terrible!… Laisse-moi le temps de réfléchir… plus tard… attends… Tu peux bien attendre un peu, voyons!
Alors Léonora se leva et se courba dans une longue et savante révérence de cour. Elle exagéra la correction des attitudes imposées par l’étiquette et d’une voix tranchante qui contrastait avec cette humilité voulue:
– J’ai l’honneur de solliciter de Votre Majesté mon congé… et celui de Concino Concini, mon époux.
La reine pâlit affreusement. Elle bégaya:
– Tu veux me quitter?
– S’il plaît à Votre Majesté, oui, dit Léonora glaciale. Demain matin nous quitterons la France.
Affolée par la pensée de perdre Concini, Marie cria:
– Mais je ne le veux pas!
– Votre Majesté daignera excuser mon insistance… Notre décision est irrévocable… Nos préparatifs de départ sont faits. Nous voulons nous retirer.
À ces mots, prononcés à dessein, la souveraine chez Marie de Médicis se réveille enfin et se révolte. Elle se redresse de toute sa hauteur, et laissant tomber un regard courroucé sur la confidente toujours courbée:
– Vous voulez! répéta-t-elle en martelant chaque syllabe. Et moi, je ne veux pas!
– Madame…
– Assez!… Il ne me plaît pas d’accorder le congé que vous sollicitez… Allez!
Et comme la dame d’atours ébauchait un geste, elle reprit violemment:
– Allez-vous-en, dis-je, ou par la santa Maria, j’appelle et vous fais arrêter.
Léonora, comme écrasée, obéit, se retire à reculons. Et la reine, que cette feinte soumission apaise, se reproche déjà sa violence, soupire à la pensée qu’elle va être privée d’une visite de Concini.
Arrivée à la porte, la Galigaï se redressa et, respectueusement, sans bravade, mais d’une voix ferme:
– Votre Majesté, je pense, ne trouvera pas mauvais que j’aille de ce pas chez le roi.
Ces paroles jettent le trouble et l’effroi dans l’esprit de la reine, qui balbutie:
– Le roi!… Pour quoi faire?…
– Le supplier de nous accorder ce congé que Votre Majesté nous fait l’insigne honneur de nous refuser.
À demi rassurée, Marie gronda:
– Tu… vous oseriez!… Malgré ma volonté!
– Pour mon Concini, oui, madame, j’oserai tout… même encourir la colère et la disgrâce de ma reine…
– Ingrate!… Tu n’es qu’une ingrate!…
C’était le prélude de la capitulation. L’effort que Marie de Médicis avait fait pour résister était aux trois quarts brisé. C’est que la pensée de perdre Concini l’affolait. C’est que l’amour de Concini était devenu toute sa vie.
Et Léonora, qui ne comptait que sur ce sentiment, le comprit bien, car elle dit plus doucement:
– Le roi accordera avec joie ce congé qui le débarrassera de nous… Vous le savez, madame.
Eh oui! elle le savait. C’est pourquoi elle gémit:
– Mais enfin, pourquoi veux-tu t’en aller?
– Eh! madame, je vous vois disposée à tout pardonner au roi… à tout lui sacrifier… peut-être pousserez-vous l’abnégation jusqu’à vous effacer devant Mme de Verneuil… ou devant l’astre nouveau qui brillera demain sur la cour.