– Dix millions à ce truand?… à ce détrousseur de grands chemins!… Allons donc!… tu es fou, je pense, mon pauvre Saêtta!… Une bonne corde, toute neuve, bien graissée… voilà ce qui l’attend… et qu’il s’estime heureux encore si on lui fait grâce des supplices que ses crimes ont mérités.
Saêtta ricana intérieurement:
«Et voilà la tempête qui emporte comme fétus les enthousiasmes, les velléités de générosité de la signora Léonora!… Je l’avais bien dit.» Et tout haut, il railla:
– Eh! signora, comme vous vous énervez!… Se peut-il que l’appât de l’or vous bouleverse à ce point?…
Ces paroles, et plus encore le ton sur lequel elles étaient dites, firent l’effet d’une douche. Léonora comprit que Saêtta n’était plus l’homme à gages, le confident, le complice devant qui elle pouvait parler à cœur et visage découverts. Elle comprit qu’elle se trouvait en présence d’un homme qui avait un marché à proposer et qui partant pouvait devenir un adversaire, sinon un ennemi. Elle se reprit instantanément. Ses traits redevinrent hermétiques, et d’une voix calme, avec un haussement d’épaules dédaigneux:
– Si tu crois que l’or me tente et m’éblouit!… dit-elle.
– Pardieu! fit insolemment Saêtta, l’or n’a de valeur, pour vous, que parce qu’il est un instrument, un levier puissant auquel rien ne résiste… Je le sais.
Et pendant que la Galigaï approuvait de la tête, Saêtta se ramassait comme le lutteur qui s’apprête à porter un irrésistible coup. Baissant la voix davantage, brusquement, il frappa:
– Eh bien! signora, ce trésor fabuleux qui permettra à son possesseur de réaliser ses ambitions les plus chimériques, ce trésor… je vous l’apporte… je vous le donne!
Et il la guignait du coin de l’œil pour juger de l’effet. Mais la Galigaï se gardait. Et lorsqu’elle se gardait, elle devenait impénétrable. Elle ne sourcilla pas et, froidement, elle demanda:
– Tu sais donc où il est caché, ce fameux trésor?
– Non! dit nettement Saêtta. Et avec assurance, il ajouta:
– Mais je le saurai.
– Eh bien! mais… pourquoi ne pas le garder pour toi? dit-elle d’un air naïf.
– Je vous entends, signora, dit paisiblement Saêtta. Ce trésor qui vous tente, vous, déjà riche et puissante, ce trésor qui en tente d’autres plus riches et plus puissants que vous encore, vous vous étonnez qu’il ne m’éblouisse pas, moi, pauvre gueux, moi qui, pour cent mille fois moins, suis prêt à trouer une poitrine humaine.
Il se leva brusquement et la domina de sa haute taille. Son œil froid étincela d’un insoutenable éclat: ses traits rudes prirent une expression sauvage, effrayante. Ses lèvres se retroussèrent dans un rictus formidable. Et il lui apparut terrible, effroyable. Sombre et fantastique personnification de la haine la plus féroce s’étalant dans toute sa hideur. Et d’une voix rauque, pareille au grondement du fauve déchaîné dont il avait toute l’apparence:
– C’est que j’ai oublié de vous dire que je demande quelque chose en échange de ce trésor!… Et ce que je demande, voyez-vous, m’est si précieux, que dix trésors, cent trésors pareils, je les donnerais sans hésiter… et ma vie par-dessus le marché!
Il est probable que Léonora était fixée, dès cet instant, sur le prix que réclamait le bravo. Elle n’en laissa rien paraître cependant, et ce fut de sa même voix calme, presque douce, qu’elle dit:
– Que demandes-tu donc de si précieux?
– Peu de choses… Une tête!… dit Saêtta d’une voix qui résonna comme un coup de hache.
– Et cette tête, dit Léonora avec le même calme effroyable, c’est celle de Jehan le Brave, n’est-ce pas?
– Vous l’avez dit, madame, dit rudement Saêtta.
Et tout aussitôt, pris d’une inquiétude atroce, à en juger par la teinte livide qui couvrit son visage, il précisa d’une voix que l’angoisse faisait hoqueter.
– Entendons-nous, madame… Vous pensez bien que s’il ne s’agissait que de tuer Jehan… je n’aurais besoin de personne!
– C’est précisément la réflexion que je me faisais. Saêtta grinça dans un éclat de rire frénétique:
– Non, pardieu!… Ce serait trop simple et trop facile!… Ce que je veux (et il mâchait les syllabes avec une fureur qui confinait à la folie), ce que je veux, c’est que cette tête roule sur l’échafaud… décollée par la main du bourreau!… Voilà ce que je veux!…
Avec une douceur plus sinistre et plus terrible peut-être que la violence de Saêtta, elle dit:
– Explique-toi… Je crois que nous pourrons facilement nous entendre.
Par un effort puissant, Saêtta parvint à se maîtriser.
– Je crois, dit-il d’une voix qu’un reste d’émotion faisait trembler encore un peu, je crois le moment venu de vous dire ce que m’a fait l’illustrissime princesse Fausta… Cette histoire très banale vous intéressera maintenant.
Soit que la Galigaï connût à fond le caractère de l’homme à tout faire qui agissait vis-à-vis d’elle avec un aussi extraordinaire sans-gêne, soit qu’elle comprît que dans l’état d’exaltation violente où il était, le mieux était de le laisser agir à sa guise, soit pour toute autre raison enfin, elle ne se choqua ni s’étonna et avec la même inaltérable douceur:
– Je t’écoute, dit-elle.
Saêtta, la tête penchée, l’œil perdu dans une sombre méditation, se mit à marcher de ce pas souple et rude qui lui était particulier. Et avec son œil injecté de sang, sa moustache hérissée, le mufle proéminent, comme s’il s’apprêtait à mordre, il rappelait ces grands félins aux heures de nostalgie, lorsque, regrettant la liberté et les vastes espaces sous le soleil brûlant des tropiques, ils tournent et retournent en grondant sourdement dans l’étroite et sombre cage où l’homme implacable les tient enfermés.
Et sans doute eut-il vaguement conscience de l’incorrection de ses attitudes, car il murmura:
– Excusez-moi, signora; je vous l’ai dit, les souvenirs que j’évoque pour vous sont terriblement douloureux pour moi.
Léonora eut un signe de tête indulgent qu’il ne vit pas.
Enfin, il poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement de bête qu’on égorge, et se campant devant la Galigaï, d’une voix sèche:
– Signora, dit-il, depuis des années que vous me connaissez, vous m’avez toujours vu pareil à un tigre déchaîné… que diriez-vous si je vous apprenais qu’il y a longtemps, bien longtemps, dans cette poitrine de fauve, un cœur d’homme a battu?
Et sans attendre la réponse, il reprit:
– Si incroyable que cela puisse vous paraître, c’est ainsi pourtant… Mon Dieu, je ne vous dirai pas que j’étais un agneau… Mon métier était de tuer pour vivre. C’est un terrible métier, je le sais!… Mais, puisqu’on ne m’en avait pas appris d’autre… et qu’il faut vivre!… Donc, métier à part, que j’exerçais le plus honnêtement que je pouvais, c’était là une époque de ma vie où je ne songeais ni à la haine, ni à la vengeance… vu que je n’avais que de l’amour au cœur… et que j’étais heureux.
Il se tut un instant, comme si le souvenir de son bonheur passé l’eût écrasé.
– J’avais dix-sept ans. On disait que j’étais beau. Brave, certes, je l’étais, et fort, et connaissant déjà le fin du fin de l’escrime, italienne, française, espagnole… Margarita avait quatorze ans. C’était la plus mignonne, la plus jolie, la plus gracieuse des filles de Florence qui en comptait cependant de fameusement jolies… J’en devins amoureux fou!… Et voyez ma chance: elle aussi elle m’aimait. Mais la Margarita était aussi sage et vertueuse qu’elle était belle… et ce n’est pas peu dire. Moi, j’étais un honnête garçon. C’est vous dire que les choses ne traînèrent pas et qu’un bon mariage, chrétiennement célébré, nous unit à tout jamais.
Il poussa un rauque soupir et, en manière d’excuse:
– Je vous ai avertie, signora, dit-il, c’est une histoire très banale, comme vous voyez.
– Continue, dit doucement Léonora.
– Ce fut une année de félicités sans pareilles. Je ne vivais que pour Margarita, que j’adorais, comme je n’ai certes jamais adoré la Madone Sainte. Elle, de son côté, ne voyait que moi. Nul n’existait en dehors de moi. Et au bout d’un an – une éternité de bonheur – Margarita mit au monde un ange blond et rose, beau comme on n’en voit pas d’aussi beaux dans les tableaux de nos églises… Alors, signora, notre pauvre logis fut tout illuminé, ce fut comme un vrai paradis… Car, en plus de notre amour qui allait en augmentant – ce qui eût pu nous paraître impossible -, nous avions le doux regard, si bleu, si pur de notre petite Paolina qui éclairait notre intérieur comme un éclatant rayon de soleil. Nous avions son rire si frais, si innocent, qui était comme un chant d’oiseau si doux, si mélodieux, que la mère et moi nous étions pâmés, si bien que nous riions et pleurions tour à tour, sans savoir pourquoi… C’est bête ce que je vous dis-là, n’est-ce pas, signora?…