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Il avait étendu les bras dans un geste large, d’emprise forte et puissante, comme s’il eût voulu saisir réellement et presser sur sa maigre poitrine cet univers qu’il proclamait sien. Et ce grand vieillard, d’apparence douce et inoffensive, apparut alors grandi, terrible, formidable.

Il reprit, et sa voix se fit alors dure, tranchante comme une hache:

– Je réponds à votre geste. La France ne m’appartient pas encore, avez-vous voulu dire? Le roi Henri, vainqueur de la Ligue, conquérant et pacificateur, m’a chassé de ce pays: il l’a cru, tout le monde l’a cru! Erreur profonde, mon fils! On a chassé du royaume de France cent, deux cents religieux, officiellement reconnus comme appartenant à notre société. Et l’on a dit, on a crié bien haut: «Nous voilà débarrassés d’eux!» Il eut un petit rire sinistre.

– Mais on a laissé les milliers d’affiliés inconnus de tous, insoupçonnés. Et ceux-là ont travaillé dans l’ombre. Oui, vous êtes étonné – il eut un haussement d’épaules. Des affiliés, j’en ai dans ce couvent, que vous ne soupçonnez pas, j’en ai dans tous les couvents de France, j’en ai dans la rue, dans le palais et dans la chaumière, j’en ai au Louvre même, qu’on ne connaîtra jamais, à moins que je n’en décide autrement. Vous-même, si vous venez à nous, vous resterez pour tous un capucin. Je puis donc dire que je n’ai jamais quitté ce pays. J’y suis revenu officiellement et j’ai fait renverser les monuments qui stigmatisaient notre ordre. Le roi résiste cependant, et bien qu’il ait peur. Le roi me gêne! Je l’ai condamné: il sera exécuté! Ses jours sont comptés. Il est mort!

Il y eut un silence pesant, tragique.

– Son successeur sera à moi… parce qu’on pétrira son esprit en conséquence. C’est pourquoi je peux dire d’ores et déjà: la France m’appartient. Êtes-vous convaincu?

Il fit une pause comme s’il eût voulu donner le temps à ses paroles de pénétrer dans l’esprit de son interlocuteur, et il continua:

– Vous qui rêvez de la jouissance que donne la pompe du pouvoir, songez à la jouissance prodigieuse, ineffablement douce et violente de celui qui peut dire, comme je dis: «Grands conquérants, grands ministres, grands monarques, devant qui des millions d’êtres humains se courbent et dont les noms retentiront glorieusement dans l’Histoire jusqu’à la fin des siècles, c’est moi, vieillard anonyme, dont nul ne connaîtra le nom dans cinquante ans, c’est moi qui les anime, les guide, les dirige à mon gré!…» Ces puissants et illustres personnages sont des pantins dont je tire les ficelles dans la solitude de mon modeste et lointain cabinet, et une simple pression de mon doigt suffit à les agiter dans le sens qui me convient… Et il en est ainsi parce que je suis le successeur de Loyola.

Il se tint un instant immobile, les mains croisées dans les larges manches du froc. Ses deux auditeurs, courbés, haletaient. Lui, il était très calme, froid, avec cette immuable expression de douceur répandue sur son visage.

– Dites-moi un peu ce que vaut la jouissance que vous rêvez comparée à celle dont je vous parle?… Voilà cependant ce que je vous offre. Voilà ce que vous pouvez être si vous venez à nous… Ne me répondez pas. Taisez-vous. Écoutez, regardez, observez, réfléchissez… Et quand je quitterai ce pays, si vous n’êtes pas des nôtres, si vous n’êtes pas mon successeur désigné, c’est que je me serai trompé sur votre compte, c’est que vous ne serez pas l’homme que j’ai cru.

Il revint s’asseoir dans le fauteuil, et s’adressant à Parfait Goulard:

– Parlez, mon fils. Où en sommes-nous avec ce Ravaillac?

– Je le travaille sans trêve, monseigneur. Sans un hasard malencontreux, l’événement serait accompli à cette heure.

L’œil d’Acquaviva eut une lueur rapide.

– Comment cela? fit-il d’une voix calme.

– Lorsque Ravaillac, dont j’avais exaspéré la jalousie, est arrivé devant la maison de la jeune fille, il a vu un homme sur le perron. Il a cru que c’était le roi. Il a frappé. Ce n’était pas le roi. L’homme doit la vie à un brusque mouvement qu’il a fait à l’instant précis où le bras s’abattait sur lui. La lame du couteau s’est brisée sur une marche.

– Qui est cet homme?

– Jehan le Brave.

– Le fils de Fausta!… Comment se trouvait-il là?… Et le roi? N’est-il donc pas venu?…

– Jehan est amoureux de la jeune fille. Ceci explique sa présence sous ce balcon. Je ne saurais dire si le roi est venu ou non. Mes instructions étant de me tenir le plus loin possible du lieu où l’événement devait se produire, j’étais à ce moment rue Saint-Antoine, dans une taverne où l’on m’a vu me griser indignement. Quant à Ravaillac, que j’ai rejoint plus tard, je ne le crois pas mieux renseigné que moi.

Acquaviva réfléchissait profondément.

– Il y a quelque chose d’obscur, fit-il en redressant sa tête pâle. Sans doute trouverai-je des éclaircissements dans les rapports qui vont me parvenir. Ce Ravaillac reste-t-il toujours dans les mêmes intentions?

– Je réponds de lui, dit Goulard avec un sourire livide.

– Bien. Suggérez-lui de se confesser à un jésuite notoire… Au père d’Aubigny, par exemple.

– C’est facile.

– D’Aubigny recevra des instructions à ce sujet. Quant à vous, il faudra redoubler d’adresse et de persuasion… Je vous avertis que les conseils de d’Aubigny contrarieront vos suggestions. Comprenez-vous?

– Oui, monseigneur. Vous voulez, au cas où des soupçons se produiraient, pouvoir prouver que les jésuites se sont efforcés de détourner ce malheureux de sa criminelle folie. Quant à frère Parfait Goulard, il n’est pas jésuite, lui. Et, au surplus, cent témoins dignes de foi attesteront qu’il a toujours conseillé au meurtrier de retourner dans son pays et d’y vivre dans le calme et le repos.

Acquaviva approuva d’un signe de tête, et:

– Ce n’est pas là tout ce que vous aviez à me dire, je présume.

– En effet, monseigneur, il y a autre chose. Le fils de Fausta s’est rencontré avec son père, M. le chevalier de Pardaillan, cette nuit même, chez le duc d’Andilly.

La manière dont Acquaviva dressa la tête au nom de Pardaillan, la vivacité avec laquelle il demanda des explications attestèrent l’importance qu’il attachait à cette nouvelle.

– En êtes-vous bien sûr?… Comment le savez-vous?… Dites ce que vous avez appris sans omettre aucun détail, dit-il.

– Le hasard, monseigneur, expliqua Parfait Goulard. Je venais de ramener chez lui Ravaillac, qui m’avait donné beaucoup d’inquiétude, à cause que, pris d’un subit accès de découragement et de sombre désespoir, il parlait de s’aller jeter dans la rivière du haut du Pont-Neuf.

– Pourquoi ce désespoir? s’informa Acquaviva avec intérêt.

– C’est une nature exceptionnellement impressionnable. Il paraît qu’il s’est pris d’une grande amitié pour Jehan le Brave, et il se reprochait comme un crime d’avoir failli tuer son ami, qu’il avait pris pour le roi.

– La cause de cette amitié?

– Je n’ai pu la connaître, monseigneur. Il m’a vaguement parlé de services… Sorti de ses hallucinations, il ne dit que ce qu’il veut bien dire.

Acquaviva griffonna quelques lignes sur ses tablettes, et le poinçon levé:

– Vous êtes sûr, dit-il, qu’il ne donnera pas suite à ce malencontreux projet de suicide?

– Je crois avoir réussi à le dissuader.

– Mais vous n’en êtes pas sûr, fit Acquaviva.

Il ajouta quelques nouveaux signes à la suite des précédents et expliqua:

– Je le ferai tancer vertement par son confesseur. Revenons à MM. de Pardaillan père et fils.

– Donc, monseigneur, reprit Goulard, en quittant notre homme, j’ai rencontré un groupe escortant une jeune femme. J’ai immédiatement reconnu Jehan et trois sacripants qui lui sont dévoués corps et âme.

– Et la jeune femme?

– Il m’a été impossible d’apercevoir ses traits… J’ai passé sans avoir l’air de remarquer le groupe… et je suis revenu sur mes pas. Jehan et la jeune femme étaient entrés chez M. d’Andilly. Je me suis mis en observation. J’ai vu sortir M. de Pardaillan et, plus tard, Jehan. La jeune femme est donc restée chez le duc.

– Puisqu’ils ne sont pas sortis ensemble, il est à présumer que le père n’a pas reconnu son fils.

Parfait Goulard hocha la tête d’un air soucieux:

– Il y a eu un incident qui… m’intrigue. Le voici: Jehan est resté un long moment à sangloter sur le seuil de la porte du duc. Or, monseigneur, ce jeune homme est doué d’un tempérament de fer… On voit qu’il a de qui tenir et – sous ce rapport, du moins – il est bien le digne fils de Pardaillan et de Fausta. Pour faire pleurer un homme de cette trempe, il faut une douleur surhumaine… ou une joie prodigieuse.

– Ne m’avez-vous pas dit qu’il est amoureux de la jeune fille de la rue de l’Arbre-Sec?

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