Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse créature évanouie:
– Ce n’est rien, vois-tu. C’est la joie.
Et avec un redoublement de malice:
– Elle ne s’attendait pas à me revoir aussi brusquement, après ma soudaine disparition. Je n’aurais jamais cru que cette petite eût tant d’affection pour moi…
L’évanouissement ne fut pas long. La petite Juana rouvrit presque aussitôt les yeux et, se dégageant doucement, confuse et rougissante, elle dit avec un délicieux sourire:
– Ce n’est rien… C’est la joie…
Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu’en disant ces mots, ses yeux étaient braqués sur le Chico, son sourire s’adressait à lui.
– C’est bien ce que je disais à l’instant même: c’est la joie, fit Pardaillan, de son air le plus naïf.
Et aussitôt il ajouta:
– Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide et vaillante, sachez que j’enrage de faim et de soif et de sommeil. Sachez que voici quinze jours que je n’ai ni mangé, ni bu, ni dormi.
– Quinze jours! s’écria Juana, terrifiée. Est-ce possible?
Le Chico crispa ses petits poings et, d’une voix sourde:
– Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il d’une voix qui tremblait. Oh! les misérables!…
Ni lui ni elle ne doutèrent un instant des paroles de Pardaillan. L’idée ne leur vint pas que ce pouvait être là une manière de parler.
Puisqu’il avait dit quinze jours, c’est que c’était quinze jours. Et s’il paraissait encore si robuste, si merveilleux de force et de vie, c’est que c’était le seigneur Pardaillan, c’est-à-dire un être exceptionnel, une manière de dieu, au-dessus des faiblesses humaines, puisque plus fort, plus audacieux, plus savant que le troupeau des humains.
Et Pardaillan qui comprit cela, doucement chatouillé par ce naïf et sincère hommage, les regarda un instant avec une douce pitié. Mais Pardaillan, qui était homme de sentiment, avait précisément horreur de manifester ses sentiments. Il s’écria donc, avec la brusquerie qu’il affectait en ces moments:
– Oui, mordieu! quinze jours! C’est vous dire, ma jolie Juana, que je vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de soigner surtout le lit dans lequel je compte m’étendre aussitôt après. Car j’ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j’ai besoin de m’entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être surprises par nulle oreille humaine – à part les vôtres, si petites et si roses – je vous demanderai de me faire servir dans un endroit où je sois sûr de ne pas être entendu.
– Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai moi-même, s’écria gaiement Juana, qui paraissait renaître à la vie.
Et, gamine qu’elle était, saisissant Pardaillan d’une main, le Chico de l’autre, elle les entraîna en riant, d’un rire un peu trop nerveux peut-être, mais incontestablement heureuse de les revoir, heureuse de les avoir à elle, chez elle, rien que pour elle.
Lorsqu’elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui était personnel, elle voulut sortir pour donner ses ordres, mais Pardaillan l’arrêta et, avec une gravité comique:
– Petite Juana, dit-il – et sa voix avait des inflexions d’une douceur pénétrante – je vous ai dit que vous seriez une petite sœur pour moi. Si j’en juge d’après la joie que vous avez montrée en me voyant de retour sain et sauf, vous avez pour moi l’affection qu’on doit avoir pour un grand frère. N’est-ce donc pas l’usage ici, comme en France, que frère et sœur s’embrassent après une longue séparation?
– Oh! de grand cœur! fit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras.
Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles Pardaillan déposa deux baisers fraternels. Après quoi, avec un naturel, une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le désignant à Juana:
– Et celui-ci? fit-il. N’est-il pas… un peu plus qu’un frère pour vous? Ne l’embrassez-vous pas aussi?
Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingénument tendu ses joues appétissantes, la petite Juana, à la proposition d’embrasser le Chico, rougit jusqu’aux oreilles. Elle demeura muette et immobile baissant les yeux et tortillant le coin de son tablier d’un air embarrassé.
Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet embarras subit, devenu pâle comme une cire, crispait son poing sur la table à laquelle il s’appuyait, ses jambes se dérobant sous lui, et la regardait anxieusement avec des yeux embués de larmes.
Et Pardaillan qui ne les quittait pas du regard, tortillant sa moustache d’un doigt machinal, murmurait à part lui:
– Sont-ils assez gentils!… Sont-ils assez délicieusement bêtes!…
Et avec un léger haussement d’épaules:
– Pauvres petits!… Heureusement que je suis là, sans quoi ils n’en sortiront jamais.
Une chose dont Pardaillan ne se rendait pas compte, par exemple, c’est qu’il était lui-même tout bonnement admirable.
En effet, il fallait être Pardaillan, il fallait avoir son inépuisable bonté de cœur pour s’oublier soi-même, comme il le faisait, et ne songer qu’au bonheur de deux enfants qui s’adoraient sans oser se le dire, alors que lui-même aurait eu si grand besoin de soins, de repos et de fortifiants.
Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baissés, l’air embarrassée, tortillant de plus en plus nerveusement le coin de son tablier; comme le Chico, de son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite maîtresse, n’osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courroucé et gronda:
– Mordieu! qu’attendez-vous, avec vos airs effarouchés? Ce baiser vous serait-il si pénible?
Et poussant le Chico par les épaules:
– Va donc! niais, puisque tu en meurs d’envie… et elle pareillement.
Poussé malgré lui, le nain n’osa pas encore s’exécuter.
– Juana! fit-il dans un murmure.
Et cela signifiait: Tu permets?
Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et gazouilla avec une tendresse infinie:
– Luis!
Et cela signifiait: Qu’attends-tu donc? Ne vois-tu pas comme je suis malheureuse?
Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna!
– Morbleu! que de manières pour un pauvre petit baiser!
Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l’un de l’autre.
Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du Chico effleurèrent à peine le front rougissant de la jeune fille. Et comme il se reculait respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux mains, et se mit à pleurer doucement.
– Juana! cria le nain bouleversé.
Ce fut Pardaillan qui intervint encore et qui, le saisissant par les épaules, le poussa aux pieds de la jeune fille. Si bien que le Chico s’enhardit jusqu’à lui saisir les mains et, d’une voix angoissée, prêt à pleurer lui-même, il demanda:
– Pourquoi pleures-tu?
Ce n’était pas ce qu’avait espéré Pardaillan, qui haussa les épaules avec une pitié dédaigneuse et grommela:
– Le niais! le sot!… Il n’en sortira pas! Grands ou petits, les amoureux sont tous aussi stupides!
Juana s’était laissée aller dans ce vaste fauteuil de chêne qui était son siège préféré. Le Chico s’était agenouillé sur le tabouret de bois, haut et large comme une petite estrade. Pressé contre ses genoux, il tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration fervente qu’elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui aujourd’hui la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le cœur.
Et si jeunes tous les deux, si frêles, si délicats, si délicieusement jolis, ainsi campés: elle, légèrement penchée sur lui, lui souriant à travers les perles humides qui jaillissaient encore sous la frange joyeuse de ses longs cils; lui, la tête levée vers elle, ses traits fins et délicats bouleversés par l’inquiétude, ses yeux de velours noir fixés sur elle avec une extase de dévot adorant la Vierge, ils constituaient un tableau d’une grâce juvénile, d’une fraîcheur incomparable, que Pardaillan, artiste raffiné et délicat, ne se lassait pas d’admirer.
– Méchant!… murmura Juana d’une voix qui ressemblait au gazouillis d’un oiseau. Méchant! voici quinze grands jours que je ne t’ai vu!
«Voilà donc où le bât te blessait, petite Juana! songea Pardaillan, qui souriait intérieurement. Voilà donc le secret de cette pâleur intéressante, de ces airs dolents et désabusés, de ces pâmoisons et de ces larmes!»
Le Chico n’en pensa pas si long. L’affreux malentendu se continuait, s’acharnant à les séparer. Dans son incurable timidité, dans sa modestie poussée à l’extrême, le petit amoureux s’imaginait que sourires, larmes, pâmoisons, douces paroles, reproches voilés, tout cela qui s’adressait à lui, en apparence, n’était pas pour lui, que tout cela, passant par-dessus sa tête, était à l’adresse de celui qui les contemplait en souriant d’un bon sourire fraternel.