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– Sous peine de la discipline, ajoutait l’autre.

– La discipline et autres châtiments corporels, et l’in-pace [9] , et la diète forcée et…

– N’en parlons plus, interrompait Pardaillan.

Et en lui-même il ajoutait:

– Pardieu! ils n’auraient garde d’y goûter: les sacripants savent que ces mets sont empoisonnés.

Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias (pourquoi ne ferions-nous pas connaître les noms des deux moines gardiens?) se montrèrent plus affectés que jamais, affectés et furieux; navrés, parce qu’ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses, tant de vins fameux leur passer inexorablement sous le nez sans pouvoir seulement tremper un doigt dans une sauce ou s’humecter la langue d’une larme de ce liquide doré, chaud et velouté, qui étincelait dans les flacons intacts; furieux, parce qu’ils n’étaient pas éloignés de croire que leur prisonnier s’obstinait ainsi uniquement pour leur faire pièce. Or, voici qu’à l’heure du dîner, les deux moines se présentèrent devant Pardaillan comme d’habitude. Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frère Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias, annonça d’une superbe voix de basse:

– Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire, nous aurons l’honneur de lui servir le dîner.

Pardaillan fut ébahi de cette annonce. Que signifiait cette fantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel piège dissimulait-elle?

À voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, à leurs sourires entendus, aux coups d’œil malicieux qu’ils échangeaient, il crut comprendre qu’il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il répondit donc sèchement:

– Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais point manger. Vous n’aurez donc pas l’honneur de me servir le dîner, attendu que je suis résolu à ne point bouger d’ici.

Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos.

Les deux moines se regardèrent consternés. Leur nez s’allongea d’une manière inquiétante, leur large bouche se crispa en un rictus larmoyant, de leur vaste poitrine jaillit un soupir capable de renverser un jeune arbrisseau.

Dans leur déception, d’autant plus cuisante que plus imprévue, ils étaient affreux et parfaitement grotesques. Si Pardaillan avait cru à leur sincérité réelle, et qu’il les eût vus en ce moment, il n’eût pu s’empêcher de rire. Mais comme il croyait à une comédie, il eût, certes, admiré ce qu’il eût pris pour un art consommé.

Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient des deux, partant le plus disposé à se mettre en avant, fit une tentative désespérée, et sur un ton qui n’admettait pas de réplique:

– Il faut venir cependant, trancha-t-il.

Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se redressa aussitôt, et avec un sourire narquois, il goguenarda:

– Il faut!… Pourquoi?

– C’est l’ordre, dit plus doucement frère Zacarias.

– Et si je refuse d’obéir à l’ordre? railla Pardaillan.

– Nous serons forcés de vous porter.

Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n’avait rien pris depuis bientôt trois jours, mais il sentait bien qu’il était encore de force à mettre facilement à la raison les deux insolents frocards. Il allait donc projeter ses deux poings en avant lorsqu’une réflexion subite arrêta le geste ébauché:

– Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas l’occasion cherchée de fausser compagnie à tous ces moines, que l’enfer engloutisse! Dans tous les cas, j’ai intérêt à connaître le plus possible les tours et détours de ce couvent. On ne peut pas savoir…

Le résultat de cette réflexion fut qu’au lieu de frapper comme il en avait eu l’intention, il répondit paisiblement avec son plus gracieux sourire:

– Soit! j’irai donc de plein gré, à seule fin de vous éviter la peine de me porter.

Les deux moines eurent une grimace de satisfaction. Ils connaissaient la force redoutable de leur prisonnier et, bien qu’ils fussent parfaitement résolus à obéir aux ordres reçus, bien qu’ils eussent pleine confiance dans leur propre force, ils étaient de tempérament pacifique et ne tenaient pas autrement à éprouver à leurs dépens, peut-être, la vigueur de celui qu’ils avaient mission de garder.

– À la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frère Bautista, vous voilà raisonnable. Et par saint Baptiste, mon vénéré patron, vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le réfectoire où nous vous conduisons!

– Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, c’est l’ordre, comme dit si élégamment votre digne frère. Mais je vous préviens: cette fois-ci, pas plus que les autres, vous ne réussirez pas à me faire absorber la moindre nourriture.

Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent un coup d’œil inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.

– Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous aurez l’affreux courage de vous dérober devant les délices de la table qui vous attend.

Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines robustes qui entourèrent le chevalier et le conduisirent jusqu’à la porte du réfectoire, située dans le même couloir.

L’escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses deux gardiens ordinaires. Derrière lui, il entendit grincer les verrous. Il jeta autour de lui ce regard investigateur qui embrassait d’un seul coup jusqu’aux moindres détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle réjouissant qui s’offrait à ses yeux.

La salle elle-même était carrée, haute de plafond, vaste de dimensions. Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entièrement, des essences les plus rares, étaient de véritables merveilles de mosaïque et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux côtés de la salle et représentaient les quatre saisons. Mais si le décor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu’il représentait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet était le même partout.

C’était une profusion de fruits, de victuailles variées, de flacons, que des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement.

Dans l’Été, les personnages, de grandeur presque nature, étaient entièrement nus. Dans le printemps, ils étaient un peu plus couverts. En revanche, les poses et les gestes étaient tels qu’il nous faudrait recourir au latin pour les décrire. On ne s’effarouchait pas pour si peu à cette époque.

Notez que, tout, en accomplissant ces gestes que nous ne saurions décrire, les personnages en question n’arrêtaient pas de s’empiffrer avec des grimaces de jubilation. Évidemment, l’artiste qui avait conçu ce panneau s’était inspiré de ces paroles de l’Évangile: «Que votre main droite ignore ce que fait la gauche.» De-ci, de-là, quelques tableaux.

Et toujours le même sujet, varié seulement dans les détails des gens mangeant et buvant avec des mines béates. La seule vue de ces panneaux et tableaux était faite pour réveiller l’appétit le plus profondément assoupi.

Une cheminée monumentale occupait à elle seule les deux tiers d’un côté. L’intérieur de cette cheminée était garni d’arbustes, de plantes rares, de fleurs aux parfums très doux, rangés en corbeille autour d’une vasque de marbre dont le jet d’eau retombait en pluie fine, avec un murmure caresseur, et rafraîchissant l’air, saturé de parfums. Deux fenêtres aux rideaux de velours hermétiquement clos; dix fauteuils de dimensions colossales s’espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient vis-à-vis. Bien qu’il fît grand jour au dehors, aux quatre angles, quatre torchères énormes, chargées de cire rose et parfumée, qui se consumaient lentement et dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient dans la salle ce parfum spécial qu’on y respirait.

Voilà ce que vit Pardaillan d’un coup d’œil.

Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en vue de la glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir été conçu en vue de l’inciter à faire comme les personnages des tableaux et tapisseries, c’est-à-dire à bâfrer sans retenue.

Au centre de la salle, une table était dressée, autour de laquelle vingt personnes eussent pu s’asseoir à l’aise. Une nappe d’une blancheur éblouissante et d’une finesse arachnéenne; des chemins de table en dentelles précieuses, des surtouts d’argent massif, des cristaux enchâssés de métal précieux, une vaisselle d’or et d’argent, des flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs. Tel était le décor prestigieux destiné à encadrer dignement les innombrables plats, les fruits savoureux, les entremets, les pâtisseries, les compotes et les gelées et l’escadron des flacons de toutes formes et de toutes dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues, vénérablement poussiéreuses.

Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui eussent suffi à rassasier vingt personnes douées du plus solide appétit, un couvert, un seul, était mis. Et devant cet unique couvert, un vaste fauteuil semblait tendre ses bras rigides à l’heureux gourmet à l’intention duquel on avait fait cette débauche de richesses gastronomiques.

[9] L’in-pace: cachot dans un monastère où le coupable est enfermé jusqu’à sa mort.


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