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Voyant qu’il se taisait, d’Espinosa reprit avec une sollicitude que trahissait l’attention soutenue avec laquelle il le dévisageait:

– Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce point que vous avez perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous être ici?

– Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son clair regard.

– Seriez-vous malade? dit d’Espinosa qui paraissait très sincère. Et remarquant alors le déjeuner encore intact:

– Dieu me pardonne! vous n’avez pas touché à votre repas. Ce menu ne vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre goût? Commandez ce qui vous plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent ont l’ordre formel de contenter tous vos désirs, quels qu’ils soient… Hormis de vous ouvrir la porte et de vous laisser aller, bien entendu. Il n’est jamais entré dans ma pensée d’imposer des privations à un homme tel que vous.

– De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet. Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances dont vous m’accablez.

S’il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si bien voilée que d’Espinosa ne la perçut pas.

– Je vois ce que c’est, dit-il d’un air paternel. Vous manquez d’exercice. Oui. Évidemment, un homme d’action comme vous s’accommode mal de ce régime sédentaire. Une promenade au grand air vous fera du bien. Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans les jardins du couvent?

– Cela me sera d’autant plus agréable, monsieur, que le plaisir de la promenade se doublera de l’honneur de votre compagnie.

– Venez donc, en ce cas.

De nouveau, d’Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d’argent. De nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles.

– Monsieur le chevalier, dit d’Espinosa en écartant les moines d’un geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin.

– Faites, monsieur.

Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas. Seulement, dès que Pardaillan et d’Espinosa se furent engagés dans le couloir, les deux moines rejoignirent deux autres moines qui étaient restés dehors et tous les quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier, se maintenant toujours à quelques pas derrière lui, s’arrêtant quand il s’arrêtait, reprenant leur marche dès qu’il se remettait à marcher.

D’ailleurs de tous côtés, dans les embrasures, aux détours des couloirs, sur les paliers, dans les cours, à l’ombre des grands arbres du jardin, partout Pardaillan voyait surgir des frocs, par deux, par trois et par quatre, qui allaient, venaient en s’inclinant devant le grand inquisiteur, mais restaient constamment à portée de sa voix.

En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade avec le vague espoir qu’une occasion inespérée se présenterait peut-être de fausser compagnie à son obligeant guide, dut s’avouer à lui-même que ce serait une insigne folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.

Et quand bien même il serait parvenu à se défaire du grand inquisiteur, ce qui lui eût été relativement facile, malgré que d’Espinosa parût faire plein de force et de vigueur, comment eût-il pu forcer les innombrables portes, gardées par de véritables postes de moines, qui semblaient fonctionner militairement, ces portes qui se déverrouillaient pour leur livrer passage et se reverrouillaient immédiatement après?

Comment fût-il sorti de ce dédale de couloirs larges et clairs, étroits et obscurs, sans cesse sillonnés en tous sens par des groupes de religieux? Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles qui ceinturaient cours et jardins de tous côtés? À moins d’être oiseau, il ne voyait pas.

Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour le moment. Mais tout en marchant posément à côté d’Espinosa, tout en paraissant écouter avec une attention souriante les explications qu’il lui donnait complaisamment sur les nombreuses et bizarres affectations de ce couvent, ainsi que sur les occupations variées des membres de la communauté, il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir la moindre occasion propice qui se présenterait.

Et à les voir passer d’un pas lent et désœuvré, à les voir s’entretenir aussi paisiblement, presque affectueusement, on n’eût jamais pu soupçonner que l’un de ces deux hommes était une victime aux mains de l’autre qui s’apprêtait à le torturer et qui, en attendant, par un raffinement de cruauté digne de ce Torquemada dont il était un des successeurs, se délectait à jouer avec sa victime impuissante comme le chat avec la souris, avant de lui briser les reins d’un coup de dents.

Pardaillan se disait que d’Espinosa n’était pas homme à lui faire faire une promenade dans les jardins, d’ailleurs admirables, uniquement par humanité. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait une idée bien arrêtée qu’il finirait par exprimer.

Mais d’Espinosa continuait à parler de choses indifférentes et Pardaillan attendait patiemment qu’il lui plût de se décider, bien persuadé qu’avant de le quitter d’Espinosa lui porterait le coup qu’il méditait.

Cependant, le grand inquisiteur, toujours accompagné de Pardaillan franchit une dizaine de marches et s’engagea dans une large galerie.

Cette galerie s’étendait sur toute la longueur du corps de bâtiment où ils se trouvaient en ce moment. Tout un côté était occupé par de minces colonnettes dans le style mauresque, reliées entre elles par un garde-fou qui était une merveille de mosaïque et de sculpture.

Cela constituait une longue suite de larges baies par où la lumière entrait à flots. Le côté opposé était percé, de distance en distance, de portes massives: cellules sans doute.

Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient les attendre, les entourèrent silencieusement. Pardaillan remarqua la manœuvre. Il remarqua aussi que ces moines étaient taillés en athlètes.

– Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du dénouement. Mais diantre! il paraît que ce que M. d’Espinosa veut faire ne laisse pas que de l’inquiéter, puisqu’il me fait garder de près par ces dignes révérends qui me paraissent taillés pour porter la cuirasse et la salade plutôt que le froc. Sans compter ceux qui, sans avoir l’air de rien, sillonnent cette galerie et me font l’effet d’être placés là pour m’empêcher d’approcher de la balustrade. Tenons nous bien, mordieu! c’est le moment critique.

En effet, la galerie, comme l’avait remarqué Pardaillan, était sillonnée, en tous sens, par une infinité de moines qui paraissaient surtout garder les baies.

D’Espinosa s’arrêta devant la première porte qu’il rencontra.

– Monsieur le chevalier, dit-il d’une voix sans accent, je n’ai personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous?

– Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l’honneur de me le dire, je ne saurais en douter.

D’Espinosa opina gravement de la tête et reprit:

– Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et quand je suis dans l’exercice de ces fonctions, l’homme que je suis doit s’effacer, céder complètement la place au grand inquisiteur, c’est-à-dire à un être exceptionnel, inaccessible à tout sentiment de pitié, froidement implacable dans l’accomplissement des devoirs de la charge. En ce moment, c’est le grand inquisiteur qui vous parle.

– Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire est donc si difficile! Que redoutez-vous? Je suis seul, sans armes, à votre merci. Grand inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n’en parlons plus.

Ceci était dit avec une ironie mordante qui eût fait bondir tout autre que d’Espinosa. Mais il l’avait dit lui-même: il n’était pas un homme, il était la vivante incarnation de la plus effroyable et la plus implacable des institutions. Il reprit donc, sans paraître s’émouvoir:

– Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes condamné. Vous devez mourir.

– À la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique. Que ne le disiez-vous tout de suite? Je suis condamné, je dois mourir. Peste! il faudrait être d’intelligence fort obtuse pour ne pas comprendre! Reste à savoir comment vous comptez m’assassiner.

Avec la même impassibilité, d’Espinosa expliqua:

– Le châtiment doit être toujours proportionné au crime. Le crime que vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le châtiment doit être terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné à la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous êtes une nature exceptionnelle. Vous ne vous étonnerez donc pas que le châtiment qui vous sera infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n’est rien, en elle-même.

– C’est la manière de la donner. Ce qui revient à dire que vous avez inventé à mon intention quelque supplice sans nom.

Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses émotions lorsqu’elles étaient, comme en ce moment, à leur paroxysme et qu’il méditait quelque coup de folie comme il en avait tenté quelques-uns dans sa vie si bien remplie.

Fausta, qui le connaissait bien, ne s’y serait pas trompée. D’Espinosa, si observateur qu’il fût, devait s’y laisser prendre. Il ne vit que l’attitude, qu’il admira d’ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna pas ce qu’elle cachait de menaçant pour lui. Il répondit donc, sans ironie aucune:

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