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D’où venait donc que Bussi-Leclerc osait l’appeler en combat singulier devant cette multitude de soldats qui seraient témoins de son humiliation? Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu’il serait vainqueur.

Il eut l’intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de traîtrise. Mais quoi? Quelques instants plus tôt cette pensée ne lui serait pas venue de suspecter la bonne foi de l’ancien membre des Seize [7] . Mais devant son attitude louche, devant sa complicité hautement proclamée, par Fausta, et non démentie, il sentait les soupçons l’envahir.

Il jeta autour de lui un coup d’œil circulaire comme pour s’assurer qu’on n’allait pas le charger à l’improviste, par derrière.

Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu’on leur donnât des ordres, et les officiers, de leur côté, semblaient se guider sur Bussi. Il secoua la tête pour chasser les pensées qui l’importunaient, et de sa voix mordante:

– Et si je vous disais que, dans les conditions où il se produit, il ne me convient pas d’accepter votre défi?

– En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté en prétendant m’avoir désarmé. Je dirai – continua Bussi en s’animant – que le sire de Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et s’il le faut absolument, pour l’amener à se battre, j’aurai recours au suprême moyen, celui qu’on n’emploie qu’avec les lâches, et je le souffletterai de mon épée, ici, devant vous tous qui m’entendez et nous regardez.

Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapière comme pour en cingler le visage du chevalier.

Et il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouïe, adressée à un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre qui amena un murmure de réprobation sur les lèvres de quelques officiers.

Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua pas cette réprobation.

Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste suffit pour que le maître d’armes n’achevât pas le sien. D’une voix blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur:

– Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan.

Et faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son index sur la poitrine de Bussi:

– Jean Leclerc, dit-il, avec un calme effrayant, je vous savais vil et misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous êtes complet maintenant. Le geste que vous venez d’esquisser, vous le paierez de votre sang. Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer.

En disant ces mots, il se recula et dégaina.

Alors ses yeux tombèrent sur le fer qu’il avait à la main; C’était cette épée qui n’était pas à lui, cette épée qu’il avait ramassée au cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette épée qui lui avait paru suspecte au point qu’il avait discuté un moment avec lui-même pour savoir s’il ne ferait pas bien de retourner la changer.

Et voilà qu’en se voyant ce fer à la main, ses soupçons lui revenaient en foule, et une vague inquiétude l’envahissait. Et il lui semblait que Bussi-Leclerc le considérait d’un air narquois, comme s’il avait su à quoi s’en tenir.

Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc comme s’il eût voulu le fouiller jusqu’au fond de l’âme. Et la mine inquiète du spadassin ne lui dit sans doute rien de bon, car il revint à son épée.

Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer. Il avait déjà fait ce geste dans la rue et n’avait rien découvert d’anormal. Cette fois encore, l’épée lui parut à la fois souple et résistante. Il ne découvrit aucune tare.

Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait là, dans ce fer, et qu’il ne parvenait pas à découvrir, faute du temps nécessaire à l’étudier minutieusement, comme il eût fallu.

Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d’une manière étrangement fausse à ses oreilles, peut-être prévenues, bougonna d’une voix railleuse:

– Que de préparatifs, mort Dieu! Nous n’en finirons pas.

Et aussitôt, il tomba en garde en disant d’un air détaché:

– Quand vous voudrez, monsieur.

Autant il s’était montré emporté jusque-là, autant il paraissait maintenant froid, merveilleusement maître de lui, campé dans une attitude irréprochable.

Pardaillan secoua la tête, comme pour dire:

«Le sort en est jeté!»

Et les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrées, il croisa le fer en murmurant:

– Allons!

Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu’en le voyant tomber en garde, Bussi-Leclerc avait poussé un soupir de soulagement et qu’une lueur triomphante avait éclairé furtivement son regard.

– Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scélérat!

Et, sous cette impression, au lieu d’attaquer avec sa fougue accoutumée, il tâta prudemment le fer de son adversaire.

L’engagement ne fut pas long.

Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente réserve et se mit à charger furieusement.

Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d’une voix éclatante:

– Attention! hurla-t-il triomphalement, Pardaillan, je vais te désarmer!

À peine avait-il achevé de parler qu’il porta successivement plusieurs coups secs, sur la lame, comme s’il eût voulu la briser et non la lier. Pardaillan d’ailleurs le laissait faire complaisamment, espérant qu’il finirait par se trahir et découvrir son jeu.

Dès qu’il eut porté ces coups bizarres qui n’avaient rien de commun avec l’escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son épée sous la lame de Pardaillan comme pour la soutenir, et d’un geste sec et violent il redressa son épée de toute sa force.

Alors Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats, émerveillés, virent ceci:

La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force irrésistible, suivit l’impulsion que lui donnait l’épée de Bussi, s’éleva dans les airs, décrivit une large parabole et alla tomber dans la piste.

– Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.

Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta de le laisser vivant pour le bourreau, il se fendit à fond, visant la main de Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et, comme s’il eût craint que, même désarmé, il ne revint sur lui, il fit un bond en arrière et se mit hors de sa portée.

Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute la ligne. Là, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats, spectateurs attentifs de cet étrange duel, il avait eu la gloire de désarmer et de toucher l’invincible Pardaillan.

Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan était allée tomber sur la piste.

En effet, on se tromperait étrangement si on croyait sur parole Bussi-Leclerc criant qu’il a désarmé son adversaire.

La lame avait sauté, la lame, préalablement limée, habilement maquillée, mais la poignée était restée dans la main du chevalier.

En résumé, Bussi-Leclerc n’avait nullement désarmé son adversaire et la piteuse comédie qu’il venait de jouer là (comédie suggérée et mise à exécution, dans sa tâche la plus délicate, savoir la substitution de l’arme truquée à la rapière du chevalier) cette comédie était de l’invention de Centurion, qui avait vu là le moyen d’obtenir de Bussi ce que Fausta l’avait chargé de lui demander et de se venger en même temps, par une humiliation publique, de celui qui l’avait corrigé vertement en public.

Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de loin, on ne pouvait voir la poignée restée dans la main crispée de Pardaillan, et comme tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart des spectateurs le doute n’était pas possible: l’invincible, le terrible Français avait trouvé son maître.

Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son épée, alors qu’il s’était fendu sur son adversaire désarmé par un coup de traîtrise, son épée avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la main de Pardaillan.

Ce n’était qu’une piqûre insignifiante. Mais de loin, ce sang permettait, de croire à une blessure plus sérieuse.

Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers rangs, purent voir de près, dans tous ses détails, la scène qui venait de se dérouler et celle qui suivit.

Ceux-là distinguèrent le tronçon d’épée resté dans la main du chevalier. Ils comprirent que s’il était désarmé, ce n’était pas du fait de l’adresse de Bussi, mais par suite d’un fâcheux accident. Et même, à la réflexion, cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect.

[7] Le Conseil des Seize, formé pendant la Ligue par les délégués des seize quartiers de Paris, dirigea la défense de Paris contre Henri IV en 1590.


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