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Et son œil froid qui avait passé avec dédain sur les fenêtres, sur les balcons aux colonnes mauresques de marbre et de granit – comme le sien – son œil qui s’était attardé sur les tribunes, aux gradins recouverts de velours fripé, son œil ne put se détacher de la foule grouillante des pauvres diables entassés sur le pavé, sur son pavé à lui, le roi.

Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se croyait si fort au-dessus de l’humanité, vint estomper l’éclat de son regard si froid l’instant d’avant.

Et de la multitude son regard s’éleva vers l’éclatante irradiation d’un ciel ardent, comme pour y chercher une inspiration, et ne la trouvant pas à son gré, sans doute, s’abaissa de nouveau sur le pavé, au loin.

Et voici que là-bas, au bout de la place, isolé dans l’espace réservé aux combattants et à leurs suites, dans ce que nous pourrions appeler les coulisses de l’arène, lui apparut soudain l’autel en face duquel, la veille encore, on avait brûlé sept hérétiques. Cet autel se dressait solitaire, entouré, de loin, par les tentes portant l’écu ou le fanion de l’occupant – nul ne se fut avisé de l’approcher de trop près, il y allait de la vie -, cet autel se dressait non plus orné de fleurs éclatantes, paré de dentelles d’un prix fabuleux, étincelant des feux de mille cierges allumés, comme la veille, mais nu, froid, morne, triste, abandonné. Et tout au haut de l’autel, sur sa croix de fer rouillé, le bronze doré du Christ ciselé, flamboyant d’un éclat insoutenable sous les rayons obliques d’un soleil couchant, qui le nimbaient d’une auréole de feu, le Christ de bronze semblait tendre vers lui ses bras suppliants.

Et le roi Philippe II songea:

«Pourquoi ce massacre? Qu’ai-je à craindre de ce jeune homme? (le Torero, son petit-fils). Sait-il seulement? Même s’il sait, que peut-il? Rien! Pourquoi ne pas le laisser vivre? Tout semble me sourire. Cette princesse Fausta m’a remis la déclaration qui me fait roi de France. Le Béarnais hérétique devra fuir devant la réprobation de tous les catholiques de France… et si cette réprobation ne suffit pas, mes armées seront là pour un coup. Sixte Quint, l’ennemi déclaré de ma politique, n’est plus. Son successeur sera à moi… ou il disparaîtra de ce monde. Tout va donc au mieux de mes désirs. Pourquoi tuer? Est-ce bien nécessaire? Il y a, il est vrai, ce chevalier de Pardaillan! Celui-là, il est condamné, et si je le laisse aller aujourd’hui, je pourrai toujours demain étendre ma main sur lui et le broyer. Allons, c’est dit; je crois vous avoir compris, ô divin Crucifié. Vous m’avez crié, du haut de votre croix «Sois clément! sois généreux!» Non, cet horrible massacre n’aura pas lieu.»

À cet instant précis, une voix murmura à son oreille:

– Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous échapper. Tout à l’heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir et tout sera dit.

Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.

Debout derrière lui, le grand inquisiteur d’Espinosa le couvrait de la pourpre de son costume de cardinal, comme une énorme tache de sang qui s’étendait sur lui, l’enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant du sang, encore, toujours, avec l’assurance donnée que ce sang répandu se confondrait avec elle, disparaîtrait en elle.

Et comme si la présence de cette ombre rouge planant sur lui eût suffi à faire vaciller ses résolutions, le roi qui, à l’instant même, était décidé à faire grâce, le roi redevint flottant et irrésolu.

– Ne pensez-vous pas, monsieur, qu’après les nouvelles qui nous sont parvenues, on pourrait surseoir à nos projets? Tout bien pesé, en quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on l’exiler, l’envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer dans nos États, à peine de la vie?

D’Espinosa était loin de s’attendre à un pareil revirement. Néanmoins il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mécontentement. Il était sans doute accoutumé à lutter sourdement contre son orgueilleux maître pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres les décisions qu’il avait prises, lui, grand inquisiteur. Son œil noir pesa lourdement sur celui de son maître comme s’il eût voulu lui communiquer sa volonté.

– S’il n’y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s’en débarrasser à bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire de Pardaillan.

Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc le roi? Allait-il faire grâce aussi à Pardaillan? À son tour elle fixa le roi comme si elle eût voulu aider, de toute sa volonté tenace, la volonté de d’Espinosa.

Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude jusque sur le chevalier. Il répondit donc vivement:

– Pour celui-là, je vous l’abandonne. On pourrait toutefois remettre à plus tard son exécution.

Rudement, d’Espinosa dit:

– Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le châtiment dû à son insolence. Ce châtiment ne saurait être différé plus longtemps. Il y va de la majesté royale, à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter sans payer ce crime de sa vie.

Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu.

Alors d’Espinosa, faisant peser son œil scrutateur sur Fausta:

– Ce n’est pas tout sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que je n’invente ni n’exagère rien.

– Moi! dit Fausta surprise. En quoi mon témoignage peut-il vous être utile?

– Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous se sont trouvés, qui ont fait ce rêve insensé de se révolter contre leur roi, de soulever le pays, de déchaîner la guerre civile et de pousser sur le trône ce jeune homme précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse de vous apitoyer, sire.

– Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez votre tête, monsieur! dit le roi presque à voix haute.

– Je le sais, dit froidement d’Espinosa.

– Et vous dites? Répétez! grinça Philippe.

– Je dis, gronda d’Espinosa, qu’un complot a été fomenté contre la couronne, contre la vie peut-être du roi. Je dis que ce complot doit éclater ici même, dans un instant. Je dis que ceci mérite un châtiment exemplaire, terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes mes dispositions sont prises pour la répression. Et j’en appelle au témoignage de la princesse Fausta ici présente.

Si maîtresse d’elle-même qu’elle fût, Fausta ne put s’empêcher de jeter autour d’elle ce regard du noyé qui cherche à quelle branche il pourra se raccrocher.

«D’Espinosa sait tout… songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe. Il se sera trouvé parmi les conjurés quelque traître qui, pour un titre, pour un peu d’or, n’a pas hésité à nous trahir tous. Je vais être arrêtée. Je suis perdue, irrémédiablement. Insensée! Je me suis jetée, tête baissée, dans le piège que me tendait ce prêtre, car je n’en puis douter, sa condescendance, la facilité avec laquelle il a acquiescé à mes conditions, tout cela n’était qu’un piège pour m’inspirer confiance et m’amener à me livrer moi-même. Que n’ai-je amené mes trois braves Français!… Du moins ne mourrais-je pas sans combat!»

Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l’instantanéité d’un éclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant avec cette expression à demi étonnée qu’elle avait cru devoir prendre. Mais Fausta n’était pas qu’une terrible jouteuse, c’était aussi un beau joueur qui savait garder le même calme, le même sang-froid devant la partie gagnée comme devant la partie perdue. Et comme le roi soupçonneux se tournait vers elle, il disait:

– Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le ciel, parlez! Expliquez-vous!

Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d’Espinosa droit dans les yeux:

– Tout ce que dit M. le cardinal est l’expression de la pure vérité.

D’une voix dure, le roi demanda:

– Comment se fait-il que sachant cela, madame, vous n’ayez pas cru devoir nous aviser?

Fausta allait pousser la bravade au point qui pouvait lui être fatal. Déjà cette femme extraordinaire, dont le courage intrépide s’était manifesté en mainte circonstance critique, tourmentait la poignée de la mignonne dague qu’elle avait au côté; déjà son œil d’aigle avait mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné qu’un bond adroitement calculé pouvait la soustraire au danger d’une arrestation immédiate; déjà elle ouvrait la bouche pour la suprême bravade et ployait les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur, d’une voix apaisée, déclara:

– J’en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré que j’étais de l’entendre confirmer mes paroles. Mais je n’ai pas dit que je la suspectais, ni qu’elle fût mêlée en quoi que se soit à une entreprise folle, vouée à un échec certain (et il insista sur ces mots). Si la princesse n’a pas parlé, c’est qu’elle ne pouvait le faire sans forfaire à l’honneur. Au surplus elle n’ignorait apparemment pas que je savais tout et elle a dû penser, à juste raison, que je saurais faire mon devoir.

La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des lèvres de Fausta, ses jambes prêtes à bondir se détendirent lentement, sa main cessa de tourmenter le manche de la dague, et tandis qu’elle approuvait d’un signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:

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