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– Quant à vous, mon bon père, prenez, je vous en prie, mon grand fauteuil d’ébène, où j’ai tant pensé, tant rêvé…

– Il sera placé à côté du mien, dans mon cabinet de travail, et je t’y verrai chaque jour assise près de moi, comme tu t’y asseyais si souvent, lui dis-je sans pouvoir retenir mes larmes.

– Maintenant, je voudrais laisser quelques souvenirs de moi à ceux qui m’ont témoigné tant d’intérêt quand j’étais malheureuse. À Mme Georges je voudrais donner l’écritoire dont je me servais dernièrement. Ce don aura quelque à-propos, ajouta-t-elle avec son doux sourire, car c’est elle qui, à la ferme, a commencé de m’apprendre à écrire. Quant au vénérable curé de Bouqueval, qui m’a instruite dans la religion, je lui destine le beau christ de mon oratoire…

– Bien, mon enfant.

– Je désirerais aussi envoyer mon bandeau de perles à ma bonne petite Rigolette… C’est un bijou simple qu’elle pourra porter sur ses beaux cheveux noirs… Et puis, si cela était possible, puisque vous savez où se trouvent Martial et la Louve en Algérie, je voudrais que cette courageuse femme qui m’a sauvé la vie eût ma croix d’or émaillée… Ces différents gages de souvenir, mon bon père, seraient remis à ceux à qui je les envoie «de la part de Fleur-de-Marie».

– J’exécuterai tes volontés… Tu n’oublies personne?…

– Je ne crois pas, mon bon père…

– Cherche bien… Parmi ceux qui t’aiment n’y a-t-il pas quelqu’un de bien malheureux? d’aussi malheureux que ta mère et moi… quelqu’un enfin qui regrette aussi douloureusement que nous ton entrée au couvent?

La pauvre enfant me comprit, me serra la main, une légère rougeur colora un instant son pâle visage.

Allant au-devant d’une question qu’elle craignait sans doute de me faire, je lui dis:

– Il va mieux… on ne craint plus pour ses jours…

– Et son père?

– Il se ressent de l’amélioration de la santé de son fils… il va mieux aussi… Et à Henri? Que lui donnes-tu?… Un souvenir de toi lui serait une consolation si chère et si précieuse!…

– Mon père… offrez-lui mon prie-Dieu… Hélas! je l’ai bien souvent arrosé de mes larmes, en demandant au ciel la force d’oublier Henri, puisque j’étais indigne de son amour…

– Combien il sera heureux de voir que tu as eu une pensée pour lui!…

– Quant à la maison d’asile pour les orphelines et les jeunes filles abandonnées de leurs parents, je désirerais, mon bon père, que…

Ici la lettre de Rodolphe était interrompue par ces mots presque illisibles:

«Clémence… Murph terminera cette lettre; je n’ai plus la tête à moi; je suis fou… Ah! le 13 JANVIER!!!»

La fin de cette lettre, de l’écriture de Murph, était ainsi conçue:

Madame,

D’après les ordres de Son Altesse Royale, je complète ce triste récit. Les deux lettres de monseigneur auront dû préparer Votre Altesse Royale à l’accablante nouvelle qu’il me reste à lui apprendre.

Il y a trois heures, monseigneur était occupé à écrire à Votre Altesse Royale; j’attendais dans une pièce voisine qu’il me remît la lettre pour l’expédier aussitôt par un courrier. Tout à coup j’ai vu entrer la princesse Juliane d’un air consterné. «Où est Son Altesse Royale? me dit-elle d’une voix émue. – Princesse, monseigneur écrit à Mme la grande-duchesse des nouvelles de la journée. – Sir Walter, il faut apprendre à monseigneur un événement terrible… Vous êtes son ami… veuillez l’en instruire… De vous, ce coup lui sera moins terrible…

Je compris tout; je crus plus prudent de me charger de cette funeste révélation… La supérieure ayant ajouté que la princesse Amélie s’éteignait lentement, et que monseigneur, devait se hâter de venir recevoir les derniers soupirs de sa fille, je n’avais malheureusement pas le temps d’employer des ménagements. J’entrai dans le salon; Son Altesse Royale s’aperçut de ma pâleur. «Tu viens m’apprendre un malheur!… – Un irréparable malheur, monseigneur… Du courage!… – Ah! mes pressentiments!!…» s’écria-t-il. Et, sans ajouter un mot, il courut au cloître. Je le suivis.

De l’appartement de la supérieure, la princesse Amélie avait été transportée dans sa cellule après sa dernière entrevue avec monseigneur. Une des sœurs la veillait; au bout d’une heure, elle s’aperçut que la voix de la princesse Amélie, qui lui parlait par intervalles, s’affaiblissait et s’oppressait de plus en plus. La sœur s’empressa d’aller prévenir la supérieure. Le docteur David fut appelé; il crut remédier à cette nouvelle perte de forces par un cordial, mais en vain; le pouls était à peine sensible… Il reconnut avec désespoir que, des émotions réitérées ayant probablement usé le peu de forces de la princesse Amélie, il ne restait aucun espoir de la sauver.

Ce fut alors que monseigneur arriva; la princesse Amélie venait de recevoir les derniers sacrements, une lueur de connaissance lui restait encore; dans une de ses mains, croisées sur son sein, elle tenait les débris de son petit rosier…

Monseigneur tomba agenouillé à son chevet; il sanglotait.

– Ma fille!… mon enfant chérie!… s’écria-t-il d’une voix déchirante.

La princesse Amélie l’entendit, tourna légèrement la tête vers lui… ouvrit les yeux… tâcha de sourire, et dit d’une voix défaillante:

– Mon bon père… pardon… aussi à Henri… à ma bonne mère… pardon…

Ce furent ses derniers mots…

Après une heure d’une agonie pour ainsi dire paisible… elle rendit son âme à Dieu…

Lorsque sa fille eut rendu le dernier soupir, monseigneur ne dit pas un mot… son calme et son silence étaient effrayants… il ferma les paupières de la princesse, la baisa plusieurs fois au front, prit pieusement les débris du petit rosier et sortit de la cellule.

Je le suivis; il revint dans la maison extérieure du cloître, et, me montrant la lettre qu’il avait commencé d’écrire à Votre Altesse Royale, et à laquelle il voulut en vain ajouter quelques mots, car sa main tremblait convulsivement, il me dit:

– Il m’est impossible d’écrire… Je suis anéanti… ma tête se perd! Écris à la grande-duchesse que je n’ai plus de fille!…

J’ai exécuté les ordres de monseigneur.

Qu’il me soit permis, comme à son plus vieux serviteur, de supplier Votre Altesse Royale de hâter son retour… autant que la santé de M. le comte d’Orbigny le permettra. La présence seule de Votre Altesse Royale pourrait calmer le désespoir de monseigneur… Il veut chaque nuit veiller sur sa fille jusqu’au jour où elle sera ensevelie dans la chapelle grand-ducale.

J’ai accompli ma triste tâche, madame; veuillez excuser l’incohérence de cette lettre, et recevoir l’expression du respectueux dévouement avec lequel j’ai l’honneur d’être de Votre Altesse Royale,

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