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– Mon père connaissait bien aussi M. Germain, qui a toujours eu beaucoup de bontés pour nous, ajouta Louise. Puis, désignant Alfred et Anastasie, elle reprit: Monsieur et madame sont les portiers de notre maison… ils avaient aussi bien des fois aidé notre famille dans son malheur autant qu’ils le pouvaient.

– Je vous remercie, monsieur, dit le docteur à Alfred, de vous être dérangé pour venir ici; mais, d’après ce qu’on me dit, je vois que cette visite ne doit pas vous coûter?

– Môssieur, dit Pipelet en s’inclinant gravement, l’homme doit s’entraider ici-bas… il est frère… sans compter que le père Morel était la crème des honnêtes gens… avant qu’il n’ait perdu la raison par suite de son arrestation et celle de cette chère Mlle Louise.

– Et même, reprit Anastasie, et même que je regrette toujours que l’écuellée de soupe brûlante que j’ai jetée sur le dos des recors n’aurait pas été du plomb fondu… n’est-ce pas, vieux chéri, du pur plomb fondu?

– C’est vrai; je dois rendre ce juste hommage à l’affection que mon épouse avait vouée aux Morel.

– Si vous ne craignez pas, madame, dit le docteur Herbin à la mère de Germain, la vue des aliénés, nous traverserons plusieurs cours pour nous rendre au bâtiment extérieur où j’ai jugé à propos de faire conduire Morel et j’ai donné l’ordre ce matin qu’on ne le menât pas à la ferme comme à l’ordinaire.

– À la ferme, monsieur? dit Mme Georges, il y a une ferme ici?

– Cela vous surprend, madame? je le conçois. Oui, nous avons ici une ferme dont les produits sont d’une très-grande ressource pour la maison et qui est mise en valeur par des aliénés [19].

– Ils y travaillent? en liberté, monsieur?

– Sans doute, et le travail, le calme des champs, la vue de la nature, est un de nos meilleurs moyens curatifs… Un seul gardien les y conduit, et il n’y a presque jamais eu d’exemple d’évasion; ils s’y rendent avec une satisfaction véritable… et le petit salaire qu’ils gagnent sert à améliorer leur sort… à leur procurer de petites douceurs. Mais nous voici arrivés à la porte d’une des cours. Puis, voyant une légère nuance d’appréhension sur les traits de Mme Georges, le docteur ajouta: Ne craignez rien, madame… dans quelques minutes vous serez aussi rassurée que moi.

– Je vous suis, monsieur… Venez, mes enfants.

– Anastasie, dit tout bas M. Pipelet, qui était resté en arrière avec sa femme, quand je songe que si l’infernale poursuite de Cabrion eût duré… ton Alfred devenait fou, et, comme tel, était relégué parmi ces malheureux que nous allons voir vêtus des costumes les plus baroques, enchaînés par le milieu du corps ou enfermés dans des loges comme les bêtes féroces du Jardin des Plantes!

– Ne m’en parle pas, vieux chéri… On dit que les fous par amour sont comme de vrais singes dès qu’ils aperçoivent une femme… Ils se jettent aux barreaux de leurs cages en poussant des roucoulements affreux… Il faut que leurs gardiens les apaisent à grands coups de fouet et en leur lâchant sur la tête des immenses robinets d’eau glacée qui tombent de cent pieds de haut… et ça n’est pas de trop pour les rafraîchir.

– Anastasie, ne vous approchez pas trop des cages de ces insensés, dit gravement Alfred; un malheur est si vite arrivé!

– Sans compter que ça ne serait pas généreux de ma part d’avoir l’air de les narguer, car, après tout, ajouta Anastasie avec mélancolie, c’est nos attraits qui rendent les hommes comme ça. Tiens, je frémis, mon Alfred, quand je pense que si je t’avais refusé ton bonheur, tu serais probablement, à l’heure qu’il est, fou d’amour comme un de ces enragés… que tu serais à te cramponner aux barreaux de ta cage aussitôt que tu verrais une femme, et à rugir après, pauvre vieux chéri… toi qui, au contraire, t’ensauves dès qu’elles t’agacent.

– Ma pudeur est ombrageuse, c’est vrai, et je ne m’en suis pas mal trouvé. Mais, Anastasie, la porte s’ouvre, je frissonne… Nous allons voir d’abominables figures, entendre des bruits de chaînes et des grincements de dents…

M. et Mme Pipelet n’ayant pas, ainsi qu’on le voit, entendu la conversation du docteur Herbin, partageaient les préjugés populaires qui existent encore à l’endroit des hospices d’aliénés, préjugés qui, du reste, il y a quarante ans, étaient d’effroyables réalités.

La porte de la cour s’ouvrit.

Cette cour, formant un long parallélogramme, était plantée d’arbres, garnie de bancs; de chaque côté régnait une galerie d’une étrange construction; des cellules largement aérées avaient accès sur cette galerie; une cinquantaine d’hommes, uniformément vêtus de gris, se promenaient, causaient, ou restaient silencieux et contemplatifs, assis au soleil.

Rien ne contrastait davantage avec l’idée qu’on se fait ordinairement des excentricités de costume et de la singularité physiognomonique des aliénés; il fallait même une longue habitude d’observation pour découvrir sur beaucoup de ces visages les indices certains de la folie.

À l’arrivée du docteur Herbin, un grand nombre d’aliénés se pressèrent autour de lui, joyeux et empressés, en lui tendant leurs mains avec une touchante expression de confiance et de gratitude, à laquelle il répondit cordialement en leur disant:

– Bonjour, bonjour, mes enfants.

Quelques-uns de ces malheureux, trop éloignés du docteur pour lui prendre la main, vinrent l’offrir avec une sorte d’hésitation craintive aux personnes qui l’accompagnaient.

– Bonjour, mes amis, leur dit Germain en leur serrant la main avec une bonté qui semblait les ravir.

– Monsieur, dit Mme Georges au docteur, est-ce que ce sont des fous?

– Ce sont à peu près les plus dangereux de la maison, dit le docteur en souriant. On les laisse ensemble le jour; seulement, la nuit on les renferme dans des cellules dont vous voyez les portes ouvertes.

– Comment! ces gens sont complètement fous?… Mais quand sont-ils donc furieux?…

– D’abord… dès le début de leur maladie, quand on les amène ici; puis peu à peu le traitement agit, la vue de leurs compagnons les calme, les distrait… la douceur les apaise, et leurs crises violentes, d’abord fréquentes, deviennent de plus en plus rares… Tenez, en voici un des plus méchants.

C’était un homme robuste et nerveux, de quarante ans environ, aux longs cheveux noirs, au grand front bilieux, au regard profond, à la physionomie des plus intelligentes. Il s’approcha gravement du docteur et lui dit d’un ton d’exquise politesse, quoique se contraignant un peu:

– Monsieur le docteur, je dois avoir à mon tour le droit d’entretenir et de promener l’aveugle; j’aurai l’honneur de vous faire observer qu’il y a une injustice flagrante à priver ce malheureux de ma conversation pour le livrer… (et le fou sourit avec une dédaigneuse amertume) aux stupides divagations d’un idiot complètement étranger, je crois ne rien hasarder, complètement étranger aux moindres notions d’une science quelconque, tandis que ma conversation distrairait l’aveugle. Ainsi, ajouta-t-il avec une extrême volubilité, je lui aurais dit mon avis sur les surfaces isothermes et orthogonales, lui faisant remarquer que les équations aux différences partielles, dont l’interprétation géométrique se résume en deux faces orthogonales, ne peuvent être intégrées généralement à cause de leur complication. Je lui aurais prouvé que les surfaces conjuguées sont nécessairement toutes isothermes, et nous aurions cherché ensemble quelles sont les surfaces capables de composer un système triplement isotherme… Si je ne me fais pas illusion, monsieur… comparez cette récréation aux stupidités dont on entretient l’aveugle, ajouta l’aliéné en reprenant haleine, et dites-moi si ce n’est pas un meurtre de le priver de mon entretien?

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