– Ah! madame, soyez bénie pour le bien que vous faites, dit M. de Saint-Remy; mais pardonnez-moi de ne pas vous avoir encore dit mon nom; tant de chagrins tant d’émotions… Je suis le comte de Saint-Remy, madame… le mari de Mme de Fermont était mon ami le plus intime. J’habitais à Angers… J’ai quitté cette ville dans mon inquiétude de ne recevoir aucune nouvelle de ces deux nobles et dignes femmes; elles avaient jusqu’alors habité cette ville, et on les disait complètement ruinées: leur position était d’autant plus pénible que jusqu’alors elles avaient vécu dans l’aisance.
– Ah! monsieur… vous ne savez pas tout… Mme de Fermont a été indignement dépouillée.
– Par son notaire, peut-être? Un moment j’en avais eu le soupçon.
– Cet homme était un monstre, monsieur. Hélas! ce crime n’est pas le seul qu’il ait commis. Mais heureusement, dit Clémence avec exaltation en songeant à Rodolphe, un génie providentiel en a fait justice, et j’ai pu fermer les yeux de Mme de Fermont en la rassurant sur l’avenir de sa fille. Sa mort a été ainsi moins cruelle.
– Je le comprends; sachant à sa fille un appui tel que le vôtre, madame, ma pauvre amie a dû mourir plus tranquille…
– Non-seulement mon vif intérêt est à tout jamais acquis à Mlle de Fermont… mais sa fortune lui sera rendue…
– Sa fortune!… Comment? Le notaire…?
– A été forcé de restituer la somme… qu’il s’était appropriée par un crime horrible…
– Un crime?…
– Cet homme avait assassiné le frère de Mme de Fermont pour faire croire que ce malheureux s’était suicidé après avoir dissipé la fortune de sa sœur…
– C’est horrible! mais c’est à n’y pas croire… et pourtant, par suite de mes soupçons sur le notaire, j’avais conservé de vagues doutes sur la réalité de ce suicide… car Renneville était l’honneur, la loyauté même. Et la somme que le notaire a restituée…?
– … Est déposée chez un prêtre vénérable, M. le curé de Bonne-Nouvelle; elle sera remise à Mlle de Fermont.
– Cette restitution ne suffit pas à la justice des hommes, madame! L’échafaud réclame ce notaire… car il n’a pas commis un meurtre, mais deux meurtres… La mort de Mme de Fermont, les souffrances que sa fille endure sur ce lit d’hôpital, ont été causées par l’infâme abus de confiance de ce misérable!
– Et ce misérable a commis un autre meurtre aussi affreux, aussi atrocement combiné.
– Que dites-vous, madame?
– S’il s’est défait du frère de Mme de Fermont par un prétendu suicide, afin de s’assurer l’impunité, il y a peu de jours il s’est défait d’une malheureuse jeune fille qu’il avait intérêt à perdre en la faisant noyer… certain qu’on attribuerait cette mort à un accident.
M. de Saint-Remy tressaillit, regarda Mme d’Harville avec surprise en songeant à Fleur-de-Marie et s’écria:
– Ah! mon Dieu, madame, quel étrange rapport!…
– Qu’avez-vous, monsieur?
– Cette jeune fille! où a-t-il voulu la noyer?
– Dans la Seine… près d’Asnières, m’a-t-on dit…
– C’est elle! c’est elle! s’écria M. de Saint-Remy.
– De qui parlez-vous, monsieur?
– De la jeune fille que ce monstre avait intérêt à perdre…
– Fleur-de-Marie!!!
– Vous la connaissez, madame?
– Pauvre enfant… je l’aimais tendrement… Ah! si vous saviez, monsieur, combien elle était belle et touchante… Mais comment se fait-il?…
– Le docteur Griffon et moi nous lui avons donné les premiers secours…
– Les premiers secours? À elle? Et où cela?
– À l’île du Ravageur… quand on l’a eu sauvée…
– Sauvée, Fleur-de-Marie… sauvée?
– Par une brave créature qui, au risque de sa vie, l’a retirée de la Seine… Mais qu’avez-vous, madame?
– Ah! monsieur, je n’ose croire encore à tant de bonheur… mais je crains encore d’être dupe d’une erreur… Je vous en supplie, dites-moi, cette jeune fille… comment est-elle?
– D’une admirable beauté… une figure d’ange.
– De grands yeux bleus… des cheveux blonds?
– Oui, madame.
– Et quand on l’a noyée… elle était avec une femme âgée.
– En effet, depuis hier seulement qu’elle a pu parler (car elle est encore bien faible), elle nous a dit cette circonstance… Une femme âgée l’accompagnait.
– Dieu soit béni! s’écria Clémence en joignant les mains avec ferveur, je pourrai lui apprendre que sa protégée vit encore [12]. Quelle joie pour lui, qui dans sa dernière lettre me parlait de cette pauvre enfant avec des regrets si pénibles!… Pardon, monsieur! mais si vous saviez combien ce que vous m’apprenez me rend heureuse… et pour moi, et pour une personne… qui, plus que moi encore, a aimé et protégé Fleur-de-Marie! Mais, de grâce, à cette heure… où est-elle?
– Près d’Asnières… dans la maison de l’un des médecins de cet hôpital… le docteur Griffon, qui, malgré des travers que je déplore, a d’excellentes qualités… car c’est chez lui que Fleur-de-Marie a été transportée; et depuis il lui a prodigué les soins les plus constants.
– Et elle est hors de tout danger?
– Oui, madame, depuis deux ou trois jours seulement. Et aujourd’hui on lui permettra d’écrire à ses protecteurs.
– Oh! c’est moi, monsieur… c’est moi qui me chargerai de ce soin… ou plutôt c’est moi qui aurai la joie de la conduire auprès de ceux qui, la croyant morte, la regrettent si amèrement.
– Je comprends ces regrets, madame… car il est impossible de connaître Fleur-de-Marie sans rester sous le charme de cette angélique créature: sa grâce et sa douceur exercent sur tous ceux qui l’approchent un empire indéfinissable… La femme qui l’a sauvée, et qui depuis l’a veillée jour et nuit comme elle aurait veillé son enfant, est une personne courageuse et dévouée, mais d’un caractère si habituellement emporté qu’on l’a surnommée la Louve… jugez! Eh bien! un mot de Fleur-de-Marie la bouleverse… Je l’ai vue sangloter, pousser des cris de désespoir, lorsque ensuite d’une crise fâcheuse le docteur Griffon avait presque désespéré de la vie de Fleur-de-Marie.
– Cela ne m’étonne pas… je connais la Louve.
– Vous, madame? dit M. de Saint-Remy surpris, vous connaissez la Louve [13]?
– En effet, cela doit vous étonner, monsieur, dit la marquise en souriant doucement; car Clémence était heureuse… oh! bien heureuse… en songeant à la douce surprise qu’elle ménageait au prince.