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– Mais, misérable, écoute donc, écoute, tiens, n’entends-tu pas?

– Laisse-moi!… Cecily est là-haut, elle m’appelle; ne me mets pas en fureur. À mon tour je te dis: Prends garde!… Entends-tu? prends garde…

– Tu ne sortiras pas…

– Prends garde…

– Tu ne sortiras pas d’ici, mon intérêt veut que tu restes…

– Tu m’empêches d’aller retrouver Cecily, mon intérêt veut que tu meures… Tiens donc! dit le notaire d’une voix sourde.

Polidori poussa un cri.

– Scélérat! tu m’as frappé au bras, mais ta main était mal affermie; la blessure est légère, tu ne m’échapperas pas…

– Ta blessure est mortelle… c’est le stylet empoisonné de Cecily qui t’a frappé; je le portais toujours sur moi; attends l’effet du poison. Ah! tu me lâches, enfin, tu vas mourir… Il ne fallait pas m’empêcher d’aller là-haut retrouver Cecily… ajouta Jacques Ferrand en cherchant à tâtons dans l’obscurité à ouvrir la porte.

– Oh!… murmura Polidori, mon bras s’engourdit… un froid mortel me saisit… mes genoux tremblent sous moi… mon sang se fige dans mes veines… un vertige me saisit!… Au secours!… cria le complice de Jacques Ferrand en rassemblant ses forces dans un dernier cri: Au secours!… je meurs!…

Et il s’affaissa sur lui-même.

Le fracas d’une porte vitrée, ouverte avec tant de violence que plusieurs carreaux se brisèrent en éclats, la voix retentissante de Rodolphe et un bruit de pas précipités semblèrent répondre au cri d’angoisse de Polidori.

Jacques Ferrand, ayant enfin trouvé la serrure dans l’obscurité, ouvrit brusquement la porte de la pièce voisine et s’y précipita, son dangereux stylet à la main…

Au même instant, menaçant et formidable comme le génie de la vengeance, le prince entrait dans cette pièce par le côté opposé.

– Monstre! s’écria Rodolphe en s’avançant vers Jacques Ferrand, c’est ma fille que tu as tuée! tu vas…

Le prince n’acheva pas, il recula épouvanté…

On eût dit que ses paroles avaient foudroyé Jacques Ferrand.

Jetant son stylet et portant ses deux mains à ses yeux, le misérable tomba la face contre terre en poussant un cri qui n’avait rien d’humain.

Par suite du phénomène dont nous avons parlé et dont une obscurité profonde avait suspendu l’action, lorsque Jacques Ferrand entra dans cette chambre vivement éclairée, il fut frappé d’éblouissements plus vertigineux, plus intolérables que s’il eût été jeté au milieu d’un torrent de lumière aussi incandescente que celle du disque du soleil.

Et ce fut un épouvantable spectacle que l’agonie de cet homme qui se tordait dans d’épouvantables convulsions, éraillant le parquet avec ses ongles, comme s’il eût voulu se creuser un trou pour échapper aux tortures atroces que lui causait cette flamboyante clarté.

Rodolphe, un de ses gens et le portier de la maison qui avait été forcé de conduire le prince jusqu’à la porte de cette pièce, restaient frappés d’horreur.

Malgré sa juste haine, Rodolphe ressentit un mouvement de pitié pour les souffrances inouïes de Jacques Ferrand, il ordonna de le reporter sur un canapé.

On y parvint non sans peine, car, de crainte de se trouver soumis à l’action directe de la lampe, le notaire se débattit violemment; mais lorsqu’il eut la face inondée de lumière, il poussa un nouveau cri…

Un cri qui glaça Rodolphe de terreur.

Après de nouvelles et longues tortures, le phénomène cessa par sa violence même.

Ayant atteint les dernières limites du possible sans que la mort s’ensuivît, la douleur visuelle cessa… mais, suivant la marche normale de cette maladie, une hallucination délirante vint succéder à cette crise.

Tout à coup Jacques Ferrand se roidit comme un cataleptique; ses paupières, jusqu’alors obstinément fermées, s’ouvrirent brusquement; au lieu de fuir la lumière, ses yeux s’y attachèrent invinciblement; ses prunelles, dans un état de dilatation et de fixité extraordinaires, semblaient phosphorescentes et intérieurement illuminées. Jacques Ferrand paraissait plongé dans une sorte de contemplation extatique; son corps et ses membres restèrent d’abord dans une immobilité complète; ses traits seuls furent incessamment agités par des tressaillements nerveux.

Son hideux visage ainsi contracté, contourné, n’avait plus rien d’humain; on eût dit que les appétits de la bête, en étouffant l’intelligence de l’homme, imprimaient à la physionomie de ce misérable un caractère absolument bestial.

Arrivé à la période mortelle de son délire, à travers cette suprême hallucination, il se souvenait encore des paroles de Cecily qui l’avait appelé son tigre; peu à peu sa raison s’égara; il s’imagina être un tigre.

Ses paroles entrecoupées, haletantes, peignaient le désordre de son cerveau et l’étrange aberration qui s’en était emparée. Peu à peu ses membres, jusqu’alors roides et immobiles, se détendirent; un brusque mouvement le fit choir du canapé; il voulut se relever et marcher; mais, les forces lui manquant, il fut réduit tantôt à ramper comme un reptile, tantôt à se traîner sur ses mains et sur ses genoux… allant, venant, deçà et delà, selon que ses visions le poussaient et le possédaient.

Tapi dans l’un des angles de la chambre, comme un tigre dans son repaire, ses cris rauques, furieux, ses grincements de dents, la torsion convulsive des muscles de son front et de sa face, son regard flamboyant, lui donnaient parfois quelque vague et effrayante ressemblance avec cette bête féroce.

– Tigre… tigre… tigre que je suis, disait-il d’une voix saccadée, en se ramassant sur lui-même, oui, tigre… Que de sang!… Dans ma caverne… cadavres déchirés! La Goualeuse… le frère de cette veuve… un petit enfant… le fils de Louise… voilà des cadavres… ma tigresse Cecily prendra sa part… Puis, regardant ses doigts décharnés, dont les ongles avaient démesurément poussé pendant sa maladie, il ajouta ces mots entrecoupés: Oh! mes ongles tranchants… tranchants et aigus… Un vieux tigre, moi, mais plus souple, plus fort, plus hardi… On n’oserait pas me disputer ma tigresse Cecily… Ah! elle appelle!… elle appelle! dit-il en avançant son monstrueux visage et prêtant l’oreille.

Après un moment de silence, il se tapit de nouveau le long du mur en disant:

– Non… j’avais cru l’entendre… elle n’est pas là… mais je la vois… Oh! toujours, toujours!… Oh! la voilà… Elle m’appelle, elle rugit, rugit là-bas… Me voilà… me voilà…

Et Jacques Ferrand se traîna vers le milieu de la chambre sur ses genoux et sur ses mains. Quoique ses forces fussent épuisées, de temps à autre il avançait par un soubresaut convulsif, puis il s’arrêtait, semblant écouter attentivement.

– Où est-elle? où est-elle? j’approche, elle s’éloigne… Ah!… là-bas… oh! elle m’attend… va… va… mords le sable en poussant tes rugissements plaintifs… Ah! ses grands yeux féroces… ils deviennent languissants, ils implorent… Cecily, ton vieux tigre est à toi, s’écria-t-il.

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