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– Si ce n’était que cela, on se ferait une raison; mais si elle quitte le notaire il te fera prendre, et alors, pendant que tu seras en prison, que veux-tu que je devienne toute seule, moi, avec nos enfants et ma mère? Quand Louise gagnerait vingt francs par mois dans une autre place, est-ce que nous pourrions vivre six personnes là-dessus?

– Oui, c’est pour vivre que nous laissons peut-être déshonorer Louise.

– Tu exagères toujours; le notaire la poursuit, c’est vrai… elle nous l’a dit, mais elle est honnête, tu le sais bien.

– Oh! oui, elle est honnête, et active, et bonne!… Quand, nous voyant dans la gêne à cause de ta maladie, elle a voulu entrer en place pour ne pas nous être à charge, je ne t’ai pas dit, va, ce que ça m’a coûté!… Elle, servante… maltraitée, humiliée!… elle si fière naturellement qu’en riant… te souviens-tu? nous riions alors, nous l’appelions la Princesse, parce qu’elle disait toujours qu’à force de propreté elle rendrait notre pauvre réduit comme un petit palais… Chère enfant, ç’aurait été mon luxe de la garder près de nous, quand j’aurais dû passer les nuits au travail… C’est qu’aussi, quand je voyais sa bonne figure rose et ses jolis yeux bruns devant moi, là, près de mon établi, et que je l’écoutais chanter, ma tâche ne me paraissait pas lourde! Pauvre Louise, si laborieuse et avec ça si gaie… Jusqu’à ta mère dont elle faisait ce qu’elle voulait!… Mais, dame! aussi quand elle vous parlait, quand elle vous regardait, il n’y avait pas moyen de ne pas dire comme elle… Et toi, comme elle te soignait! comme elle t’amusait! Et ses frères et ses sœurs, s’en occupait-elle assez!… Elle trouvait le temps de tout faire. Aussi, avec Louise, tout notre bonheur… tout s’en est allé.

– Tiens, Morel, ne me rappelle pas ça… tu me fends le cœur, dit Madeleine en pleurant à chaudes larmes.

– Et quand je pense que peut-être ce vieux monstre… Tiens, vois-tu… à cette pensée la tête me tourne… Il me prend des envies d’aller le tuer et de me tuer après…

– Et nous! qu’est-ce que nous deviendrions? Et puis, encore une fois, tu t’exagères. Le notaire aura peut-être dit cela à Louise comme… en plaisantant… D’ailleurs il va à la messe tous les dimanches; il fréquente beaucoup de prêtres… Il y a beaucoup de gens qui disent qu’il est plus sûr de placer de l’argent chez lui qu’à la caisse d’épargne.

– Qu’est-ce que cela prouve? Qu’il est riche et hypocrite… je connais bien Louise… elle est honnête… Oui, mais elle nous aime comme on n’aime pas; son cœur saigne de notre misère. Elle sait que sans moi vous mourriez tout à fait de faim; et si le notaire l’a menacée de me faire mettre en prison… la malheureuse a été peut-être capable… Oh! ma tête!… c’est à en devenir fou!

– Mon Dieu! si cela était arrivé, le notaire lui aurait donné de l’argent, des cadeaux, et, bien sûr, elle n’aurait rien gardé pour elle; elle nous en aurait fait profiter.

– Tais-toi… je ne comprends pas seulement que tu aies des idées pareilles… Louise accepter… Louise…

– Mais pas pour elle… pour nous…

– Tais-toi… encore une fois, tais-toi!… tu me fais frémir… Sans moi… je ne sais pas ce que tu serais devenue… et mes enfants aussi avec des raisons pareilles.

– Quel mal est-ce que je dis?

– Aucun…

– Eh bien! pourquoi crains-tu que?…

Le lapidaire interrompit impatiemment sa femme:

– Je crains, parce que je remarque que depuis trois mois… chaque fois que Louise vient ici et qu’elle m’embrasse… elle rougit.

– Du plaisir de te voir.

– Ou de honte… elle est de plus en plus triste…

– Parce qu’elle nous voit de plus en plus malheureux. Et puis, quand je lui parle du notaire, elle dit que maintenant il ne la menace plus de la prison pour toi.

– Oui, mais à quel prix ne la menace-t-il plus? elle ne le dit pas, et elle rougit en m’embrassant… Oh! mon Dieu! ça serait déjà pourtant bien mal à un maître de dire à une pauvre fille honnête, dont le pain dépend de lui: «Cède, ou je te chasse: et si l’on vient s’informer de toi, je répondrai que tu es un mauvais sujet, pour t’empêcher de te placer ailleurs…» Mais lui dire: «Cède, ou je fais mettre ton père en prison!» lui dire cela lorsqu’on sait que toute une famille vit du travail de ce père, oh! c’est mille fois plus criminel encore!

– Et quand on pense qu’avec un des diamants qui sont là sur ton établi tu pourrais avoir de quoi rembourser le notaire, faire sortir notre fille de chez lui et la garder chez nous…, dit lentement Madeleine.

– Quand tu me répéteras cent fois la même chose, à quoi bon?… Certainement que, si j’étais riche, je ne serais pas pauvre, reprit Morel avec une douloureuse impatience.

La probité était tellement naturelle et pour ainsi dire tellement organique chez cet homme, qu’il ne lui venait pas à l’esprit que sa femme abattue, aigrie par le malheur, pût concevoir quelque arrière-pensée mauvaise et voulût tenter son irréprochable honnêteté.

Il reprit amèrement:

– Il faut se résigner. Heureux ceux qui peuvent avoir leurs enfants auprès d’eux et les défendre des pièges; mais une fille du peuple, qui la garantit? personne… Est-elle en âge de gagner quelque chose, elle part le matin pour son atelier, rentre le soir; pendant ce temps-là la mère travaille de son côté, le père du sien. Le temps, c’est notre fortune, et le pain est si cher qu’il ne nous reste pas le loisir de veiller sur nos enfants; et puis on crie à l’inconduite des filles pauvres… comme si leurs parents avaient le moyen de les garder chez eux, ou le temps de les surveiller quand elles sont dehors… Les privations ne nous sont rien auprès du chagrin de quitter notre femme, notre enfant, notre père… C’est surtout à nous, pauvres gens, que la vie de famille serait salutaire et consolante… Et, dès que nos enfants sont en âge de raison, nous sommes forcés de nous en séparer!

À ce moment on frappa bruyamment à la porte de la mansarde.

XX Le jugement

Étonné, le lapidaire se leva et alla ouvrir… Deux hommes entrèrent dans la mansarde.

L’un, maigre, grand, la figure ignoble et bourgeonnée, encadrée d’épais favoris noirs grisonnants, tenait à la main une grosse canne plombée, portait un chapeau déformé et une longue redingote verte crottée, étroitement boutonnée. Son col de velours noir râpé laissait voir un cou long, rouge, pelé comme celui d’un vautour… Cet homme s’appelait Malicorne.

L’autre plus petit, et de mine aussi basse, rouge, gros et trapu, était vêtu avec une sorte de somptuosité grotesque. Des boutons de brillants attachaient les plis de sa chemise d’une propreté douteuse, et une longue chaîne d’or serpentait sur un gilet écossais d’étoffe passée, que laissait voir un paletot de panne d’un gris jaunâtre… Cet homme s’appelait Bourdin.

– Oh! que ça pue la misère et la mort ici! dit Malicorne en s’arrêtant au seuil.

– Le fait est que ça ne sent pas le musc! Quelles pratiques! reprit Bourdin en faisant un geste de dégoût et de mépris; puis il s’avança vers l’artisan qui le regardait avec autant de surprise que d’indignation.

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