L’émotion de la jeune femme redoubla, ses joues se couvrirent d’une rougeur brûlante, et elle ajouta d’une voix déchirante:
– Il faut pourtant que vous sachiez tout… sans cela… je vous paraîtrais trop méprisable… Eh bien!… reprit-elle avec une résolution désespérée, on me conduisit dans l’appartement qui m’était destiné… on m’y laissa seule… M. d’Harville vint m’y rejoindre… Malgré ses protestations de tendresse, je me mourais d’effroi… les sanglots me suffoquaient… j’étais à lui… il fallut me résigner… Mais bientôt mon mari, poussant un cri terrible, me saisit le bras à me le briser… je veux en vain me délivrer de cette étreinte de fer… implorer sa pitié… il ne m’entend plus… son visage est contracté par d’effrayantes convulsions… ses yeux roulent dans leurs orbites avec une rapidité qui me fascine… sa bouche contournée est remplie d’une écume sanglante… sa main m’étreint toujours… Je fais un effort désespéré… ses doigts roidis abandonnent enfin mon bras… et je m’évanouis au moment où M. d’Harville se débat dans le paroxysme de cette horrible attaque… Voilà ma nuit de noces, monseigneur… Voilà la vengeance de Mme Roland!…
– Malheureuse femme! dit Rodolphe avec accablement, je comprends… épileptique! Ah! c’est affreux!…
– Et ce n’est pas tout…, ajouta Clémence d’une voix déchirante. Oh! que cette nuit fatale… soit à jamais maudite!… Ma fille… ce pauvre petit ange a hérité de cette épouvantable maladie!…
– Votre fille… aussi? Comment! sa pâleur… sa faiblesse?
– C’est cela… mon Dieu! C’est cela, et les médecins pensent que le mal est incurable!… parce qu’il est héréditaire…
Mme d’Harville cacha sa tête dans ses mains; accablée par cette douloureuse révélation, elle n’avait plus le courage de dire une parole.
Rodolphe aussi resta muet.
Sa pensée reculait effrayée devant les terribles mystères de cette première nuit de noces… Il se figurait cette jeune fille, déjà si attristée par son retour dans la ville où sa mère était morte, arrivant dans cette maison inconnue, seule avec un homme pour qui elle ressentait de l’intérêt, de l’estime, mais pas d’amour, mais rien de ce qui trouble délicieusement, rien de ce qui enivre, rien de ce qui fait qu’une femme oublie son chaste effroi dans le ravissement d’une passion légitime et partagée.
Non, non; tremblante d’une crainte pudique, Clémence arrivait là… triste, froide, le cœur brisé, le front pourpre de honte, les yeux remplis de larmes… Elle se résigne… et puis, au lieu d’entendre des paroles remplies de reconnaissance, d’amour et de tendresse, qui la consolent du bonheur qu’elle a donné… elle voit rouler à ses pieds un homme égaré, qui se tord, écume, rugit, dans les affreuses convulsions d’une des plus effrayantes infirmités dont l’homme soit incurablement frappé!
Et ce n’est pas tout… Sa fille… pauvre petit ange innocent, est aussi flétrie en naissant…
Ces douloureux et tristes aveux faisaient naître chez Rodolphe des réflexions amères.
«Telle est la loi de ce pays, se disait-il: une jeune fille belle et pure, loyale et confiante, victime d’une funeste dissimulation, unit sa destinée à celle d’un homme atteint d’une épouvantable maladie, héritage fatal qu’il doit transmettre à ses enfants; la malheureuse femme découvre cet horrible mystère: que peut-elle? Rien…
«Rien que souffrir et pleurer, rien que tâcher de surmonter son dégoût et son effroi… rien que passer ses jours dans des angoisses, dans des terreurs infinies… rien que chercher peut-être des consolations coupables en dehors de l’existence désolée qu’on lui a faite.
«Encore une fois, disait Rodolphe, ces lois étranges forcent quelquefois à des rapprochements honteux, écrasants pour l’humanité…
«Dans ces lois, les animaux semblent toujours supérieurs à l’homme par les soins qu’on leur donne, par les améliorations dont on les poursuit, par la protection dont on les entoure, par les garanties dont on les couvre…
«Ainsi achetez un animal quelconque: qu’une infirmité prévue par la loi se déclare chez lui après l’emplette… la vente est nulle… C’est qu’aussi, voyez donc, quelle indignité, quel crime de lèse-société! condamner un homme à conserver un animal qui parfois tousse, corne ou boite! Mais c’est un scandale, mais c’est un crime, mais c’est une monstruosité sans pareille! Jugez donc, être forcé de garder, mais de garder toujours, toute leur vie durant, un mulet qui tousse, un cheval qui corne, un âne qui boite! Quelles effroyables conséquences cela ne peut-il pas entraîner pour le salut de l’humanité tout entière!… Aussi il n’y a pas là de marché qui tienne, de parole qui fasse, de contrat qui engage… La loi toute-puissante vient délier tout ce qui était lié.
«Mais qu’il s’agisse d’une créature faite à l’image de Dieu, mais qu’il s’agisse d’une jeune fille qui, dans son innocente foi à la loyauté d’un homme, s’est unie à lui, et qui se réveille la compagne d’un épileptique, d’un malheureux que frappe une maladie terrible, dont les conséquences morales et physiques sont effroyables; une maladie qui peut jeter le désordre et l’aversion dans la famille, perpétuer un mal horrible; vicier des générations…
«Oh! cette loi si inexorable à l’endroit des animaux boitants, cornants ou toussants; cette loi, si admirablement prévoyante, qui ne veut pas qu’un cheval taré soit apte à la reproduction… cette loi se gardera bien de délivrer la victime d’une pareille union…
«Ces liens sont sacrés… indissolubles; c’est offenser les hommes et Dieu que de les briser.
«En vérité, disait Rodolphe, l’homme est quelquefois d’une humilité bien honteuse et d’un égoïsme d’orgueil bien exécrable… Il se ravale au-dessous de la bête en la couvrant de garanties qu’il se refuse; et il impose, consacre, perpétue ses plus redoutables infirmités en les mettant sous la sauvegarde de l’immutabilité des lois divines et humaines.»
XVII La charité
Rodolphe blâmait beaucoup M. d’Harville, mais il se promit de l’excuser aux yeux de Clémence, quoique bien convaincu, d’après les tristes révélations de celle-ci, que le marquis s’était à jamais aliéné son cœur.
De pensée en pensée, Rodolphe se dit:
«Par devoir, je me suis éloigné d’une femme que j’aimais… et qui déjà peut-être ressentait pour moi un secret penchant. Soit désœuvrement de cœur, soit commisération, elle a failli perdre l’honneur, la vie, pour un sot qu’elle croyait malheureux. Si, au lieu de m’éloigner d’elle, je l’avais entourée de soins, d’amour et de respects, ma réserve eût été telle que sa réputation n’aurait pas reçu la plus légère atteinte, les soupçons de son mari n’eussent jamais été éveillés; tandis qu’à cette heure elle est presque à la merci de la fatuité de M. Charles Robert, et il sera, je le crains, d’autant plus indiscret qu’il a moins de raisons de l’être.
«Et puis encore, qui sait maintenant si, malgré les périls qu’elle a courus, le cœur de Mme d’Harville restera toujours inoccupé? Tout retour vers son mari est désormais impossible… Jeune, belle, entourée, d’un caractère sympathique à tout ce qui souffre… pour elle, que de dangers! que d’écueils! Pour M. d’Harville, que d’angoisses, que de chagrins! À la fois jaloux et amoureux de sa femme, qui ne peut vaincre l’éloignement, la frayeur qu’il lui inspire depuis la première et funeste nuit de son mariage… quel sort est le sien!»