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– Il serait possible… monseigneur? Et comment? s’écria Clémence en joignant les mains avec reconnaissance.

– J’ai pour médecin ordinaire un homme très-inconnu et fort savant: il est resté longtemps en Amérique; je me souviens qu’il m’a parlé de deux ou trois cures presque merveilleuses faites par lui sur des esclaves atteints de cette effrayante maladie.

– Ah! monseigneur, il serait possible…

– Gardez-vous bien de trop espérer: la déception serait trop cruelle… Seulement ne désespérons pas tout à fait.

Clémence d’Harville jetait sur les nobles traits de Rodolphe un regard de reconnaissance ineffable. C’était presque un roi… qui la consolait avec tant d’intelligence, de grâce et de bonté.

Elle se demanda comment elle avait pu s’intéresser à M. Charles Robert.

Cette idée lui fut horrible.

– Que ne vous dois-je pas, monseigneur! dit-elle d’une voix émue. Vous me rassurez, vous me faites malgré moi espérer pour ma fille, entrevoir un nouvel avenir qui serait à la fois une consolation, un plaisir et un mérite… N’avais-je pas raison de vous écrire que, si vous vouliez bien venir ici ce soir, vous finiriez la journée comme vous l’avez commencée… par une bonne action?…

– Et ajoutez au moins, madame, une de ces bonnes actions comme je les aime dans mon égoïsme, pleines d’attrait, de plaisir et de charme, dit Rodolphe en se levant, car onze heures et demie venaient de sonner à la pendule du salon.

– Adieu, monseigneur, n’oubliez pas de me donner bientôt des nouvelles de ces pauvres gens de la rue du Temple.

– Je les verrai demain matin… car j’ignorais malheureusement que ce petit boiteux vous eût volé cette bourse, et ces malheureux sont peut-être dans une extrémité terrible. Dans quatre jours, daignez ne pas l’oublier, je viendrai vous mettre au courant du rôle que vous voulez bien accepter. Seulement je dois vous prévenir qu’un déguisement vous sera peut-être indispensable.

– Un déguisement! Oh! quel bonheur! Et lequel, monseigneur?

– Je ne puis vous le dire encore… Je vous laisserai le choix.

En revenant chez lui, le prince s’applaudissait assez de l’effet général de son entretien avec Mme d’Harville. Ces propositions étant données:

Occuper généreusement l’esprit et le cœur de cette jeune femme, qu’un éloignement insurmontable séparait de son mari; éveiller en elle assez de curiosité romanesque, assez d’intérêt mystérieux en dehors de l’amour, pour satisfaire aux besoins de son imagination, de son âme, et la sauvegarder ainsi d’un nouvel amour.

Ou bien encore:

Inspirer à Clémence d’Harville une passion si profonde, si incurable, et à la fois si pure et si noble, que cette jeune femme, désormais incapable d’éprouver un amour moins élevé, ne compromît plus jamais le repos de M. d’Harville, que Rodolphe aimait comme un frère.

XVIII Misère

On n’a peut-être pas oublié qu’une famille malheureuse dont le chef, ouvrier lapidaire, se nommait Morel, occupait la mansarde de la maison de la rue du Temple.

Nous conduirons le lecteur dans ce triste logis.

Il est cinq heures du matin.

Au-dehors le silence est profond, la nuit noire, glaciale; il neige.

Une chandelle, soutenue par deux brins de bois sur une petite planche carrée, perce à peine de sa lueur jaune et blafarde les ténèbres de la mansarde; réduit étroit, bas, aux deux tiers lambrissé par la pente rapide du toit qui forme avec le plancher un angle très-aigu. Partout on voit le dessous des tuiles verdâtres.

Les cloisons recrépies de plâtre noirci par le temps, et crevassées de nombreuses lézardes, laissent apercevoir les lattes vermoulues qui forment ces minces parois; dans l’une d’elles, une porte disjointe s’ouvre sur l’escalier.

Le sol, d’une couleur sans nom, infect, gluant, est semé çà et là de brins de paille pourrie, de haillons sordides, et de ces gros os que le pauvre achète aux plus infimes revendeurs de viande corrompue pour ronger les cartilages qui y adhèrent encore [30]

Une si effroyable incurie annonce toujours ou l’inconduite, ou une misère honnête, mais si écrasante, si désespérée, que l’homme anéanti, dégradé, ne sent plus ni la volonté, ni la force, ni le besoin de sortir de sa fange: il y croupit comme une bête dans sa tanière.

Durant le jour, ce taudis est éclairé par une lucarne étroite, oblongue, pratiquée dans la partie déclive de la toiture, et garnie d’un châssis vitré qui s’ouvre et se ferme au moyen d’une crémaillère.

À l’heure dont nous parlons, une couche épaisse de neige recouvrait cette lucarne.

La chandelle, posée à peu près au centre de la mansarde, sur l’établi du lapidaire, projette en cet endroit une sorte de zone de pâle lumière qui, se dégradant peu à peu, se perd dans l’ombre où reste enseveli le galetas, ombre au milieu de laquelle se dessinent vaguement quelques formes blanchâtres.

Sur l’établi, lourde table carrée en chêne brut grossièrement équarri, tachée de graisse et de suif, fourmillent, étincellent, scintillent une poignée de diamants et de rubis d’une grosseur et d’un éclat admirables.

Morel était lapidaire en fin, et non pas lapidaire en faux, comme il le disait, et comme on le pensait dans la maison de la rue du Temple… Grâce à cet innocent mensonge, les pierreries qu’on lui confiait semblaient de si peu de valeur qu’il pouvait les garder chez lui sans crainte d’être volé.

Tant de richesses, mises à la merci de tant de misère, nous dispensent de parler de la probité de Morel…

Assis sur un escabeau sans dossier, vaincu par la fatigue, par le froid, par le sommeil, après une longue nuit d’hiver passée à travailler, le lapidaire a laissé tomber sur son établi sa tête appesantie, ses bras engourdis; son front s’appuie à une large meule, placée horizontalement sur la table, et ordinairement mise en mouvement par une petite roue à main; une scie de fin acier, quelques autres outils sont épars à côté; l’artisan, dont on ne voit que le crâne chauve, entouré de cheveux gris, est vêtu d’une vieille veste de tricot brun qu’il porte à nu sur la peau, et d’un mauvais pantalon de toile; ses chaussons de lisière en lambeaux cachent à peine ses pieds bleuis posés sur le carreau.

Il fait dans cette mansarde un froid si glacial, si pénétrant, que l’artisan, malgré l’espèce de somnolence où le plonge l’épuisement de ses forces, frissonne parfois de tout son corps.

La longueur et la carbonisation de la mèche de la chandelle annoncent que Morel sommeille depuis quelque temps; on n’entend que sa respiration oppressée; car les six autres habitants de cette mansarde ne dorment pas…

Oui, dans cette étroite mansarde vivent sept personnes…

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