– Il s’agirait de faire monter chez moi différents objets qu’on apportera tout à l’heure. Ils sont destinés aux Morel.
– Soyez tranquille, monsieur, je surveillerai cela.
– Puis, reprit tristement Rodolphe, il faudrait demander un prêtre pour veiller la petite fille qu’ils ont perdue cette nuit, aller déclarer son décès et, en même temps, commander un service et un convoi décents. Voici de l’argent… Ne ménagez rien: le bienfaiteur de Morel, dont je ne suis que l’agent, veut que tout soit fait pour le mieux.
– Fiez-vous-en à moi, monsieur, Anastasie est allée acheter notre dîner; dès qu’elle rentrera, je lui ferai garder la loge et je m’occuperai de vos commissions.
À ce moment, un homme si complètement embossé dans son manteau, comme disent les Espagnols, qu’on apercevait à peine ses yeux, s’informa, sans trop s’approcher de la loge, et restant le plus possible dans l’ombre, si Mme Burette, marchande d’objets d’occasion, était chez elle.
– Venez-vous de Saint-Denis? lui demanda M. Pipelet d’un air d’intelligence.
– Oui, en une heure un quart.
– C’est bien cela, alors montez.
L’homme au manteau disparut rapidement dans l’escalier.
– Qu’est-ce que cela signifie? dit Rodolphe à M. Pipelet.
– Il se manigance quelque chose chez la mère Burette… c’est des allées, des venues continuelles. Elle m’a dit ce matin: «Vous demanderez à toutes les personnes qui viendront pour moi: «Venez-vous de Saint-Denis?» Celles qui répondront: «Oui, en une heure un quart», vous les laisserez monter… mais pas d’autres.»
– C’est un véritable mot d’ordre! dit Rodolphe assez intrigué.
– Justement, monsieur. Aussi me suis-je dit à part moi: il se manigance quelque chose chez la mère Burette. Sans compter que Tortillard, un mauvais garnement, un petit boiteux, qui est employé chez M. César Bradamanti, est rentré cette nuit à deux heures, avec une vieille femme borgne qu’on appelle la Chouette. Celle-ci est restée jusqu’à quatre heures du matin chez la mère Burette, pendant qu’un fiacre l’attendait à la porte. D’où venait cette femme borgne? Que venait faire cette femme borgne à une heure aussi indue? Telles sont les questions que je me suis posées sans pouvoir y répondre, ajouta gravement M. Pipelet.
– Et cette femme que vous appelez la Chouette est repartie à quatre heures du matin en fiacre? demanda Rodolphe.
– Oui, monsieur; et elle va sans doute revenir: car la mère Burette m’a dit que la consigne ne regardait pas la borgnesse.
Rodolphe pensa, non sans raison, que la Chouette machinait quelque nouveau méfait; mais, hélas! il était loin de songer à quel point cette nouvelle trame l’intéressait.
– C’est donc bien convenu, mon cher monsieur Pipelet; n’oubliez pas tout ce que je vous ai recommandé pour les Morel, et priez aussi votre femme de leur faire apporter un bon repas de chez le meilleur traiteur du voisinage.
– Soyez tranquille, dit M. Pipelet; aussitôt que mon épouse sera de retour, j’irai à la mairie, à l’église et chez le traiteur… À l’église pour le mort… chez le traiteur pour les vivants…, ajouta philosophiquement et poétiquement M. Pipelet. C’est comme fait, monsieur… c’est comme fait.
À la porte de l’allée, Rodolphe et Rigolette se trouvèrent face à face avec Anastasie, qui revenait du marché, rapportant un lourd panier de provisions.
– À la bonne heure! s’écria la portière en regardant le voisin et la voisine d’un air narquois et significatif; vous voilà déjà bras dessus bras dessous… Ça va!… Chaud!… Chaud!… Tiens… faut bien que jeunesse se passe!… à jolie fille beau garçon… vive l’amour! Et alllllez donc!
Et la vieille disparut dans les profondeurs de l’allée en criant:
– Alfred! ne geins pas, vieux chéri… voilà ta Stasie qui t’apporte du nanan, gros friand!
Rodolphe, offrant son bras à Rigolette, sortit avec elle de la maison de la rue du Temple.
IV Le budget de Rigolette
À la neige de la nuit avait succédé un vent très-froid; le pavé de la rue, ordinairement fangeux, était presque sec. Rigolette et Rodolphe se dirigèrent vers l’immense et singulier bazar que l’on nomme le Temple. La jeune fille s’appuyait sans façon au bras de son cavalier, aussi peu gênée avec lui que s’ils eussent été liés par une longue intimité.
– Est-elle drôle, cette Mme Pipelet, avec ses remarques! dit la grisette à Rodolphe.
– Ma foi, ma voisine, je trouve qu’elle a raison.
– En quoi, mon voisin?
– Elle a dit: «Il faut que jeunesse se passe… vive l’amour! Et allez donc!»
– Eh bien?
– C’est justement ma manière de voir…
– Comment?
– Je voudrais passer ma jeunesse avec vous… pouvoir crier: «Vive l’amour!» et aller où vous voudriez me conduire.
– Je le crois bien… vous n’êtes pas difficile!
– Où serait le mal?… nous sommes voisins.
– Si nous n’étions pas voisins, je ne sortirais pas avec vous comme ça…
– Vous me dites donc d’espérer?
– D’espérer quoi?
– Que vous m’aimerez.
– Je vous aime déjà.
– Vraiment?
– C’est tout simple, vous êtes bon, vous êtes gai. Quoique pauvre vous-même, vous faites ce que vous pouvez pour ces pauvres Morel, en intéressant des gens riches à leur malheur; vous avez une figure qui me revient beaucoup, une jolie tournure, ce qui est toujours agréable et flatteur pour moi, qui vous donne le bras et qui vous le donnerai souvent. Voilà, je crois, assez de raisons pour que je vous aime.
Puis, s’interrompant pour rire aux éclats, Rigolette s’écria:
– Regardez donc… regardez donc cette grosse femme avec ses vieux souliers fourrés; on dirait qu’elle est traînée par deux chats sans queue.
Et de rire encore.
– Je préfère vous regarder, ma voisine; je suis si heureux de penser que vous m’aimez déjà.
– Je vous le dis parce que ça est… Vous ne me plairiez pas, je vous le dirais tout de même… Je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais trompé personne, ni été coquette. Quand on me plaît, je le dis tout de suite…
Puis, s’interrompant encore pour s’arrêter devant une boutique, la grisette s’écria:
– Oh! voyez donc la jolie pendule et les deux beaux vases! J’avais pourtant déjà trois livres dix sous d’économie dans ma tirelire pour en acheter de pareils! En cinq ou six ans j’aurais pu y atteindre.