Rodolphe en était là de ses réflexions, lorsque, regardant machinalement la porte, il y aperçut un énorme verrou…
Un verrou qui n’eût pas déparé la porte d’une prison.
Ce verrou le fit réfléchir…
Il pouvait avoir deux significations, deux usages bien distincts:
Fermer la porte aux amoureux…
Fermer la porte sur les amoureux…
L’un de ces usages ruinait radicalement les assertions de Mme
Pipelet.
L’autre les confirmait.
Rodolphe en était là de ses interprétations, lorsque Rigolette, tournant la tête, l’aperçut, et, sans changer d’attitude, lui dit:
– Tiens, voisin, vous étiez donc là?
III Voisin et voisine
Le brodequin lacé, la jolie jambe disparut sous les amples plis de la robe raisin de Corinthe, et Rigolette reprit:
– Ah! vous étiez là, monsieur le sournois?…
– J’étais là… admirant en silence.
– Et qu’admiriez-vous, mon voisin?
– Cette gentille petite chambre… car vous êtes logée comme une reine, ma voisine…
– Dame! voyez-vous, c’est mon luxe; je ne sors jamais, c’est bien le moins que je me plaise chez moi…
– Mais je n’en reviens pas, quels jolis rideaux!… et cette commode aussi belle que l’acajou… Vous avez dû dépenser furieusement d’argent ici?
– Ne m’en parlez pas!… J’avais à moi quatre cent vingt-cinq francs en sortant de prison… presque tout y a passé…
– En sortant de prison! Vous?…
– Oui… c’est toute une histoire! Vous pensez bien; n’est-ce pas, que je n’étais pas en prison pour avoir fait mal!
– Sans doute… mais comment?
– Après le choléra, je me suis trouvée toute seule au monde. J’avais alors, je crois, dix ans…
– Mais, jusque-là, qui avait pris soin de vous?
– Oh! de bien braves gens!… mais ils sont morts du choléra… (Ici, les grands yeux noirs de Rigolette devinrent humides.) On a vendu le peu qu’ils possédaient pour payer quelques petites dettes, et je suis restée sans personne qui voulût me recueillir; ne sachant comment faire, je suis allée à un corps de garde qui était en face de notre maison, et j’ai dit au factionnaire: «Monsieur le soldat, mes parents sont morts, je ne sais où aller; qu’est-ce qu’il faut que je fasse?» Là-dessus l’officier est venu; il m’a fait conduire chez le commissaire, qui m’a fait mettre en prison comme vagabonde, et j’en suis sortie à seize ans.
– Mais vos parents?
– Je ne sais pas qui était mon père, j’avais six ans quand j’ai perdu ma mère, qui m’avait retirée des Enfants-Trouvés, où elle avait été forcée de me mettre d’abord. Les braves gens dont je vous ai parlé demeuraient dans notre maison; ils n’avaient pas d’enfants: me voyant orpheline ils m’ont prise avec eux.
– Et quel était leur état, leur position?
– Papa Crétu, je l’appelais comme ça, était peintre en bâtiment et sa femme bordeuse…
– Étaient-ce au moins des ouvriers aisés?
– Comme dans tous les ménages: quand je dis ménages, ils n’étaient pas mariés, mais ils s’appelaient mari et femme. Il y avait des hauts et des bas; aujourd’hui dans l’abondance, si le travail donnait; demain dans la gêne, s’il ne donnait pas; mais ça n’empêchait pas l’homme et la femme d’être contents de tout et toujours gais (à ce souvenir la physionomie de Rigolette redevint sereine). Il n’y avait pas dans le quartier un ménage pareil; toujours en train, toujours chantant; avec ça bons comme il n’est pas possible: ce qui était à eux était aux autres. Maman Crétu était une grosse réjouie de trente ans, propre comme un sou, vive comme une anguille, joyeuse comme un pinson. Son mari était un autre Roger-Bontemps; il avait un grand nez, une grande bouche, toujours un bonnet de papier sur la tête, et une figure si drôle, mais si drôle, qu’on ne pouvait le regarder sans rire. Une fois revenu à la maison, après l’ouvrage, il ne faisait que chanter, grimacer, gambader comme un enfant, il me faisait danser, sauter sur ses genoux; il jouait avec moi comme s’il avait été de mon âge; et sa femme me gâtait que c’était une bénédiction! Tous deux ne me demandaient qu’une chose, d’être de bonne humeur; et ce n’était pas ça, Dieu merci! qui me manquait. Aussi ils m’ont baptisée Rigolette et le nom m’en est resté. Quant à la gaieté, ils me donnaient l’exemple; jamais je ne les ai vus tristes. S’ils se faisaient des reproches, c’était la femme qui disait à son mari: «Tiens, Crétu, c’est bête, mais tu me fais trop rire!» Ou bien c’était lui qui disait à sa femme: «Tiens, tais-toi, Ramonette (je ne sais pas pourquoi il l’appelait Ramonette), tais-toi, tu me fais mal, tu es trop drôle!…» Et moi je riais de les voir rire… Voilà comme j’ai été élevée, et comme ils m’ont formé le caractère… J’espère que j’ai profité!
– À merveille, ma voisine! Ainsi entre eux jamais de disputes?
– Jamais, au grand jamais!… Le dimanche, le lundi, quelquefois le mardi, ils faisaient, comme ils disaient, la noce, et ils m’emmenaient toujours avec eux. Papa Crétu était très-bon ouvrier, quand il voulait travailler, il gagnait ce qu’il lui plaisait; sa femme aussi. Dès qu’ils avaient de quoi faire le dimanche et le lundi, et vivre au courant tant bien que mal, ils étaient contents. Après ça, fallait-il chômer, ils étaient contents tout de même… Je me rappelle que, quand nous n’avions que du pain et de l’eau, papa Crétu prenait dans sa bibliothèque…
– Il avait une bibliothèque?
– Il appelait ainsi un petit casier où il mettait tous les recueils de chansons nouvelles… Il les achetait et il les savait toutes. Quand il n’y avait donc que du pain à la maison, il prenait dans sa bibliothèque un vieux livre de cuisine, et il nous disait: «Voyons, qu’est-ce que nous allons manger aujourd’hui? Ceci? Cela?…» et il nous lisait le titre d’une foule de bonnes choses. Chacun choisissait son plat; papa Crétu prenait une casserole vide, et, avec des mines et des plaisanteries les plus drôles du monde, il avait l’air de mettre dans la casserole tout ce qu’il fallait pour composer un bon ragoût; et puis il faisait semblant de verser ça dans un plat vide aussi, qu’il posait sur la table, toujours avec des grimaces à nous tenir les côtes; il reprenait ensuite son livre, et pendant qu’il nous lisait, par exemple, le récit d’une bonne fricassée de poulet que nous avions choisie, et qui nous faisait venir l’eau à la bouche… nous mangions notre pain… avec sa lecture, en riant comme des fous.
– Et ce joyeux ménage avait des dettes?
– Jamais! Tant qu’il y avait de l’argent, on noçait; quand il n’y en avait pas, on dînait en détrempe, comme disait papa Crétu à cause de son état.
– Et à l’avenir, il n’y songeait pas?