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Ils lui disaient: «Maintenant votre bonne conduite vous rend l’égale des honnêtes gens»; elle n’aurait vu aucune différence entre elle et les honnêtes gens.

La scène douloureuse de la ferme d’Arnouville l’eût péniblement affectée, mais elle n’aurait pas, pour ainsi dire, prévu, devancé cette scène, en versant des larmes amères, en éprouvant de vagues remords à la vue de Clara dormant, innocente et pure, dans la même chambre que l’ancienne pensionnaire de l’ogresse.

Pauvre fille!… ne s’était-elle pas bien souvent adressé elle-même, dans le silence de ses longues insomnies, des récriminations bien plus poignantes que celles dont les habitants de la ferme l’avaient accablée?

Ce qui tuait lentement Fleur-de-Marie, c’était l’analyse, c’était l’examen incessant de ce qu’elle se reprochait; c’était surtout la comparaison constante de l’avenir que l’inexorable passé lui imposait, et de l’avenir qu’elle eût rêvé sans cela.

L’esprit d’analyse, d’examen et de comparaison est presque toujours inhérent à la supériorité de l’intelligence. Chez les âmes altières et orgueilleuses, cet esprit amène le doute et la révolte contre les autres.

Chez les âmes timides et délicates, cet esprit amène le doute et la révolte contre soi.

On condamne les premiers, ils s’absolvent.

On absout les seconds, ils se condamnent.

Le curé de Bouqueval, malgré sa sainteté, Mme Georges, malgré ses vertus, ou plutôt tous deux à cause de leurs vertus et de leur sainteté, ne pouvaient imaginer ce que souffrait la Goualeuse depuis que son âme, dégagée de ses souillures, pouvait contempler toute la profondeur de l’abîme où on l’avait plongée.

Ils ne savaient pas que les affreux souvenirs de la Goualeuse avaient presque la puissance, la force de la réalité; ils ne savaient pas que cette jeune fille, d’une sensibilité exquise, d’une imagination rêveuse et poétique, d’une finesse d’impression douloureuse à force de susceptibilité; ils ne savaient pas que cette jeune fille ne passait pas un jour sans se rappeler, mais aussi sans ressentir, avec une souffrance mêlée de dégoût et d’épouvante, les honteuses misères de son existence d’autrefois.

Qu’on se figure une enfant de seize ans, candide et pure, ayant la conscience de sa candeur et de sa pureté, jetée par quelque pouvoir infernal dans l’infâme taverne de l’ogresse et invinciblement soumise au pouvoir de cette mégère!… Telle était pour Fleur-de-Marie la réaction du passé sur le présent.

Ferons-nous ainsi comprendre l’espèce de ressentiment rétrospectif, ou plutôt le contrecoup moral dont la Goualeuse souffrait si cruellement qu’elle regrettait, plus souvent qu’elle n’avait osé l’avouer à l’abbé, de n’être pas morte étouffée dans la fange?

Pour peu qu’on réfléchisse et qu’on ait d’expérience de la vie, on ne prendra pas ce que nous allons dire pour un paradoxe:

Ce qui rendait Fleur-de-Marie digne d’intérêt et de pitié, c’est que non-seulement elle n’avait jamais aimé, mais que ses sens étaient toujours restés endormis et glacés. Si bien souvent, chez des femmes peut-être moins délicatement douées que Fleur-de-Marie, de chastes répulsions succèdent longtemps au mariage, s’étonnera-t-on que cette infortunée, enivrée par l’ogresse, et jetée à seize ans au milieu de la horde de bêtes sauvages ou féroces qui infestaient la Cité, n’ait éprouvé qu’horreur et effroi, et soit sortie moralement pure de ce cloaque?…

Les naïves confidences de Clara Dubreuil au sujet de son candide amour pour le jeune fermier qu’elle devait épouser avaient navré Fleur-de-Marie; elle aussi sentait qu’elle aurait aimé vaillamment, qu’elle aurait éprouvé l’amour dans tout ce qu’il avait de dévoué, de noble, de pur et de grand; et pourtant il ne lui était plus permis d’inspirer ou d’éprouver ce sentiment; car si elle aimait… elle choisirait en raison de l’élévation de son âme… et plus ce choix serait digne d’elle, plus elle devrait s’en croire indigne.

XIV Le chemin creux

Le soleil se couchait à l’horizon; la plaine était déserte, silencieuse.

Fleur-de-Marie approchait de l’entrée du chemin creux qu’il lui fallait traverser pour se rendre au presbytère, lorsqu’elle vit sortir de la ravine un petit garçon boiteux, vêtu d’une blouse grise et d’une casquette bleue; il semblait éploré, et, du plus loin qu’il aperçut la Goualeuse, il accourut près d’elle.

– Oh! ma bonne dame, ayez pitié de moi, s’il vous plaît! s’écria-t-il en joignant les mains d’un air suppliant.

– Que voulez-vous? Qu’avez-vous, mon enfant? lui demanda la Goualeuse avec intérêt.

– Hélas! ma bonne dame, ma pauvre grand’mère, qui est bien vieille, bien vieille, est tombée là-bas, en descendant le ravin; elle s’est fait beaucoup de mal… j’ai peur qu’elle se soit cassé la jambe… Je suis trop faible pour l’aider à se relever… Mon Dieu, comment faire, si vous ne venez pas à mon secours? Pauvre grand’mère! elle va mourir peut-être!

La Goualeuse, touchée de la douleur du petit boiteux, s’écria:

– Je ne suis pas très-forte non plus, mon enfant, mais je pourrai peut-être vous aider à secourir votre grand’mère… Allons vite près d’elle… Je demeure à cette ferme là-bas… si la pauvre vieille ne peut s’y transporter avec nous, je l’enverrai chercher.

– Oh! ma bonne dame, le bon Dieu vous bénira, bien sûr… C’est par ici… à deux pas, dans le chemin creux, comme je vous le disais; c’est en descendant la berge qu’elle a tombé.

– Vous n’êtes donc pas du pays? demanda la Goualeuse en suivant Tortillard, que l’on a sans doute déjà reconnu.

– Non, ma bonne dame, nous venons d’Écouen.

– Et où alliez-vous?

– Chez un bon curé qui demeure sur la colline là-bas…, dit le fils de Bras-Rouge, pour augmenter la confiance de Fleur-de-Marie.

– Chez M. l’abbé Laporte, peut-être?

– Oui, ma bonne dame, chez M. l’abbé Laporte, ma pauvre grand’mère le connaît beaucoup, beaucoup…

– J’allais justement chez lui; quelle rencontre! dit Fleur-de-Marie en s’enfonçant de plus en plus dans le chemin creux.

– Grand’maman! me voilà, me voilà!… Prends patience, je t’amène du secours! cria Tortillard pour prévenir le Maître d’école et la Chouette de se tenir prêts à saisir leur victime.

– Votre grand’mère n’est donc pas tombée loin d’ici? demanda la Goualeuse.

– Non, ma bonne dame, derrière ce gros arbre là-bas, où le chemin tourne, à vingt pas d’ici.

Tout à coup Tortillard s’arrêta.

Le bruit du galop d’un cheval retentit dans le silence de la plaine.

– Tout est encore perdu, se dit Tortillard.

Le chemin faisait un coude très-prononcé à quelques toises de l’endroit où le fils de Bras-Rouge se trouvait avec la Goualeuse.

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