– Mais leur nom?
– Je ne le sais pas; la dame m’avait vendu ses effets en présence du portier: je n’avais pas besoin de m’informer de son nom… ce qu’elle vendait était bien à elle.
– Mais leur nouvelle adresse?
– Je n’en sais rien non plus.
– Sans doute on la connaît dans son ancien logement?
– Non, monsieur. Quand j’y ai retourné pour chercher mes effets, le portier m’a dit en me parlant de la mère et de la fille: «C’étaient des personnes bien tranquilles, bien respectables et bien malheureuses! Pourvu qu’il ne leur arrive pas malheur! Elles ont l’air comme ça calmes; mais au fond, je suis sûr qu’elles sont désespérées. – Et où vont-elles aller loger à cette heure? que je lui demande. – Ma foi! je n’en sais rien, qu’il me répond; elles sont parties sans me le dire… bien sûr qu’elles ne reviendront plus.»
Les espérances que Rodolphe avait un moment conçues s’évanouirent. Comment découvrir ces deux malheureuses femmes, ayant pour tout indice le nom de la jeune fille, Claire, et ce fragment de brouillon de lettre dont nous avons parlé, au bas duquel se trouvaient ces mots: «Écrire à Mme de Lucenay?» La seule et bien faible chance de retrouver les traces de ces infortunées reposait donc sur Mme de Lucenay, qui se trouvait heureusement de la société de Mme d’Harville.
– Tenez, madame, payez-vous, dit Rodolphe à la marchande, en lui présentant un billet de cinq cents francs.
– Je vas vous rendre, monsieur…
– Où trouverons-nous une charrette pour transporter ces effets?
– Si ça n’est pas trop loin, une grande charrette à bras suffira… il y a celle du père Jérôme, ici près: c’est mon commissionnaire habituel… Quelle est votre adresse, monsieur?
– Rue du Temple, n° 17.
– Rue du Temple, n° 17?… oh! bien, bien, je ne connais que ça!
– Vous êtes allée dans cette maison?
– Plusieurs fois… d’abord, j’ai acheté les hardes à une prêteuse sur gages qui demeure là… c’est vrai qu’elle ne fait pas un beau métier… mais ça ne me regarde pas… elle vend, j’achète, nous sommes quittes… Une autre fois, il n’y a pas six semaines, j’y suis retournée pour le mobilier d’un jeune homme qui demeurait au quatrième et qui déménageait.
– M. François Germain, peut-être? s’écria Rodolphe.
– Juste! Vous le connaissez?
– Beaucoup; malheureusement il n’a pas laissé rue du Temple sa nouvelle adresse, et je ne sais plus où le trouver.
– Si ce n’est que ça, je peux vous tirer d’embarras.
– Vous savez où il demeure?
– Pas précisément, mais je sais où vous pourrez bien sûr le rencontrer.
– Et où cela?
– Chez le notaire où il travaille.
– Un notaire?
– Oui, qui demeure rue du Sentier.
– M. Jacques Ferrand! s’écria Rodolphe.
– Lui-même, un bien saint homme; il y a un crucifix et du bois bénit dans son étude; ça sent la sacristie comme si on y était.
– Mais comment avez-vous su que M. Germain travaillait chez ce notaire?
– Voilà… Ce jeune homme est venu me proposer d’acheter en bloc son petit mobilier. Cette fois-là encore, quoique ce ne soit pas ma partie, j’ai fait affaire du tout, et j’ai ensuite détaillé ici; puisque ça l’arrangeait, ce jeune homme, je ne voulais pas le désobliger. Je lui achète donc son mobilier de garçon… bon…; je le lui paie… bon… Il avait sans doute été content de moi, car au bout de quinze jours il revient pour m’acheter une garniture de lit. Une petite charrette et un commissionnaire l’accompagnaient: on emballe le tout, bon…; mais voilà qu’au moment de payer il s’aperçoit qu’il a oublié sa bourse. Il avait l’air d’un si honnête jeune homme que je lui dis: «Emportez tout de même les effets, je passerai chez vous pour le paiement. – Très-bien, me dit-il, mais je ne suis jamais chez moi: venez demain, rue du Sentier, chez M. Jacques Ferrand, notaire, où je suis employé, je vous payerai.» J’y suis allée le lendemain, il m’a payée; seulement ce que je trouve de drôle, c’est qu’il ait vendu son mobilier pour en acheter un autre quinze jours après.
Rodolphe crut deviner et devina la raison de cette singularité: Germain voulait faire perdre ses traces aux misérables qui le poursuivaient. Craignant sans doute que son déménagement ne les mît sur la voie de sa nouvelle demeure, il avait préféré, pour éviter ce danger, vendre ses meubles et en racheter ensuite.
Rodolphe tressaillit de joie en songeant au bonheur de Mme
Georges, qui allait enfin revoir ce fils si longtemps, si vainement cherché.
Rigolette rentra bientôt, l’œil joyeux, la bouche souriante.
– Eh bien! quand je vous le disais! s’écria-t-elle, je ne me suis point trompée… nous aurons dépensé en tout six cent quarante francs, et les Morel seront établis comme des princes… Tenez, tenez… voyez les marchands qui arrivent… sont-ils chargés! Rien ne manquera au ménage de la famille, il y a tout ce qu’il faut, jusqu’à un gril, deux belles casseroles étamées à neuf, et une cafetière… Je me suis dit: «Puisqu’on veut faire les choses en grand, faisons les choses en grand!…» et avec tout ça, c’est au plus si j’aurais perdu trois heures… mais payez vite, mon voisin, et allons-nous-en… Voilà bientôt midi; il va falloir que mon aiguille aille un fameux train pour rattraper cette matinée-là.
Rodolphe paya et quitta le Temple avec Rigolette.
VII Apparition
Au moment où la grisette et son compagnon entraient dans l’allée de leur maison, ils furent presque renversés par Mme Pipelet, qui courait, troublée, éperdue, effarée…
– Ah! mon Dieu! dit Rigolette, qu’est-ce que vous avez donc, madame Pipelet? Où courez-vous comme cela?
– C’est vous! Mademoiselle Rigolette… s’écria Anastasie; c’est le bon Dieu qui vous envoie… aidez-moi à sauver la vie d’Alfred…
– Que dites-vous?
– Ce pauvre vieux chéri est évanoui, ayez pitié de nous!… courez-moi chercher pour deux sous d’absinthe chez le rogomiste, de la plus forte… c’est son remède quand il est indisposé… du pylore… ça le remettra peut-être; soyez charitable, ne me refusez pas, je pourrai retourner auprès d’Alfred. Je suis tout ahurie.
Rigolette abandonna le bras de Rodolphe et courut chez le rogomiste.
– Mais qu’est-il arrivé, madame Pipelet? demanda Rodolphe en suivant la portière, qui retournait à la loge.
– Est-ce que je sais, mon digne monsieur! J’étais sortie pour aller à la mairie, à l’église et chez le traiteur, pour éviter ces trottes-là à Alfred… Je rentre… qu’est-ce que je vois… ce vieux chéri les quatre fers en l’air! Tenez, monsieur Rodolphe, dit Anastasie en ouvrant la porte de sa tanière, voyez si ça ne fend pas le cœur!