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Il se leva brusquement et s’approcha de Mme de Lucenay.

Celle-ci, interdite, se leva comme lui et le regarda fort étonnée.

– Rien ne vous coûtera! s’écria-t-il d’une voix tremblante et entrecoupée en s’approchant encore de la duchesse. Eh bien! cette somme je vous la prêterai à une condition, à une seule condition… et je vous jure que… Il ne put achever sa déclaration.

Par une de ces contradictions bizarres de la nature humaine, à la vue des traits hideusement enflammés de M. Ferrand, aux pensées étranges et grotesques que soulevèrent ses prétentions amoureuses dans l’esprit de Mme de Lucenay, qui les devina, celle-ci, malgré ses inquiétudes, ses angoisses, partit d’un éclat de rire si franc, si fou, si éclatant, que le notaire recula stupéfait.

Puis, sans lui laisser le temps de prononcer une parole, la duchesse s’abandonna de plus en plus à son hilarité croissante, rabaissa son voile et, entre deux redoublements d’éclats de rire, elle dit au notaire, bouleversé par la haine, la rage et la fureur:

– J’aime encore mieux, franchement, demander ce service à M. de Lucenay.

Puis elle sortit, en continuant de rire si fort, que, la porte de son cabinet fermée, le notaire l’entendait encore.

Jacques Ferrand ne revint à la raison que pour maudire amèrement son imprudence. Pourtant peu à peu il se rassura en songeant qu’après tout la duchesse ne pouvait parler de cette aventure sans se compromettre gravement.

Néanmoins la journée était pour lui mauvaise. Il était plongé dans de noires pensées lorsque la porte dérobée de son cabinet s’ouvrit, et Mme Séraphin entra tout émue.

– Ah! Ferrand! s’écria-t-elle en joignant les mains, vous aviez bien raison de dire que nous serions peut-être un jour perdus pour l’avoir laissée vivre.

– Qui?

– Cette maudite petite fille.

– Comment?

– Une femme borgne que je ne connaissais pas, et à qui Tournemine avait livré la petite pour nous débarrasser, il y a quatorze ans, quand on l’a eu fait passer pour morte… Ah! mon Dieu! qui aurait cru cela!…

– Parle donc!… parle donc!…

– Cette femme borgne vient de venir… Elle était en bas tout à l’heure… Elle m’a dit qu’elle savait que c’était moi qui avais livré la petite.

– Malédiction! qui a pu le lui dire?… Tournemine… est aux galères…

– J’ai tout nié, en traitant cette borgnesse de menteuse. Mais, bah! elle soutient qu’elle a retrouvé cette petite fille, qui est grande maintenant; qu’elle sait où elle est, et qu’il ne tient qu’à elle de tout découvrir… de tout dénoncer…

– Mais l’enfer est donc aujourd’hui déchaîné contre moi! s’écria le notaire dans un accès de rage qui le rendit hideux.

– Mon Dieu! que dire à cette femme? Que lui promettre pour la faire taire?

– A-t-elle l’air heureuse?

– Comme je la traitais de mendiante, elle m’a fait sonner son cabas; il y avait de l’argent dedans.

– Et elle sait où est maintenant cette jeune fille?

– Elle affirme le savoir…

«Et c’est la fille de la comtesse Sarah Mac-Gregor, se dit le notaire avec stupeur. Et tout à l’heure elle m’offrait tant pour dire que sa fille n’était pas morte!… Et cette fille vit… je pourrais la lui rendre!… Oui, mais ce faux en acte de décès! Si on fait une enquête, je suis perdu! Ce crime peut mettre sur la voie des autres.»

Après un moment de silence, il dit à Mme Séraphin:

– Cette borgnesse sait où est cette jeune fille?

– Oui.

– Et cette femme doit revenir?

– Demain.

– Écris à Polidori qu’il vienne me trouver ce soir, à neuf heures.

– Est-ce que vous voudriez vous défaire de la jeune fille… et de la vieille?… Ce serait beaucoup en une fois, Ferrand!

– Je te dis d’écrire à Polidori d’être ici ce soir à neuf heures!

À la fin de ce jour, Rodolphe dit à Murph, qui n’avait pu pénétrer chez le notaire:

– Que M. de Graün fasse partir un courrier à l’instant même… Il faut que Cecily soit à Paris dans six jours…

– Encore cette infernale diablesse? L’exécrable femme du pauvre David, aussi belle qu’elle est infâme!… À quoi bon, monseigneur?…

– À quoi bon, sir Walter Murph?… Dans un mois vous demanderez cela au notaire Jacques Ferrand.

XX Dénonciation

Le jour de l’enlèvement de Fleur-de-Marie par la Chouette et par le Maître d’école, un homme à cheval était arrivé, vers dix heures du soir, à la métairie de Bouqueval, venant, disait-il, de la part de M. Rodolphe, rassurer Mme Georges sur la disparition de sa jeune protégée, qui lui serait ramenée d’un jour à l’autre. Pour plusieurs raisons très-importantes, ajoutait cet homme, M. Rodolphe priait Mme Georges, dans le cas où elle aurait quelque chose à lui demander, de ne pas lui écrire à Paris, mais de remettre une lettre à l’exprès, qui s’en chargerait.

Cet émissaire appartenait à Sarah.

Par cette ruse, elle tranquillisait Mme Georges et retardait ainsi de quelques jours le moment où Rodolphe apprendrait l’enlèvement de la Goualeuse.

Dans cet intervalle, Sarah espérait forcer le notaire Jacques Ferrand à favoriser l’indigne supercherie (la supposition d’enfant) dont nous avons parlé.

Ce n’était pas tout…

Sarah voulait aussi se débarrasser de Mme d’Harville, qui lui inspirait des craintes sérieuses, et qu’une fois déjà elle eût perdue sans la présence d’esprit de Rodolphe.

Le lendemain du jour où le marquis avait suivi sa femme dans la maison de la rue du Temple, Tom s’y rendit, fit facilement jaser Mme Pipelet, et apprit qu’une jeune dame, sur le point d’être surprise par son mari, avait été sauvée grâce à l’adresse d’un locataire de la maison nommé M. Rodolphe.

Instruite de cette circonstance, Sarah ne possédant aucune preuve matérielle des rendez-vous que Clémence avait donnés à M. Charles Robert, Sarah conçut un autre plan odieux: il se réduisait encore à envoyer l’écrit anonyme suivant à M. d’Harville, afin d’amener une rupture complète entre Rodolphe et le marquis, ou du moins de jeter dans l’âme de ce dernier des soupçons assez violents pour qu’il défendît à sa femme de recevoir jamais le prince.

Cette lettre était ainsi conçue:

«On vous a indignement joué; l’autre jour votre femme, avertie que vous la suiviez, a imaginé un prétexte de bienfaisance imaginaire: elle allait à un rendez-vous chez un très-auguste personnage qui a loué dans la maison de la rue du Temple une chambre au quatrième étage, sous le nom de Rodolphe. Si vous doutez de ces faits, si bizarres qu’ils vous paraissent, allez rue du Temple, n° 17; informez-vous, dépeignez les traits de l’auguste personnage dont on vous parle, et vous reconnaîtrez facilement que vous êtes le mari le plus crédule et le plus débonnaire qui ait jamais été souverainement trompé. Ne négligez pas cet avis… sinon l’on pourrait croire que vous êtes aussi par trop… l’ami du prince.»

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