Cette mère, qui réclamait cette fortune si étrangement disparue, était sans doute habituée à l’aisance. Ruinées par un coup subit, ne connaissant personne à Paris, disait le projet de lettre, quelle devait être l’existence de ces deux femmes dénuées de tout peut-être, seules au milieu de cette ville immense!
Rodolphe avait, on le sait, promis quelques intrigues à Mme
d’Harville, en lui assignant, même au hasard, et pour occuper son esprit, un rôle à jouer dans une bonne œuvre à venir, certain d’ailleurs de trouver, avant son prochain rendez-vous avec la marquise, quelque malheur à soulager.
Il pensa que peut-être le hasard le mettait sur la voie d’une noble infortune, qui pourrait, selon son projet, intéresser le cœur et l’imagination de Mme d’Harville.
Le projet de lettre qu’il tenait entre ses mains, et dont la copie n’avait sans doute pas été envoyée à la personne dont on implorait l’assistance, annonçait un caractère fier et résigné que l’offre d’une aumône révolterait sans doute. Alors que de précautions, que de détours, que de ruses délicates pour cacher la source d’un généreux secours ou pour le faire accepter!
Et puis que d’adresse pour s’introduire chez cette femme afin de juger si elle méritait véritablement l’intérêt qu’elle semblait devoir inspirer! Rodolphe entrevoyait là une foule d’émotions neuves, curieuses, touchantes, qui devaient singulièrement amuser Mme d’Harville, ainsi qu’il le lui avait promis.
– Eh bien! mon mari, dit gaiement Rigolette à Rodolphe, qu’est-ce que c’est donc que ce chiffon de papier que vous lisez là?
– Ma petite femme, répondit Rodolphe, vous êtes très-curieuse! Je vous dirai cela tantôt. Avez-vous terminé vos achats?
– Certainement, et vos protégés seront établis comme des rois. Il ne s’agit plus que de payer; Mme Bouvard est bien arrangeante, faut être juste.
– Ma petite femme, une idée: pendant que je vais payer, si vous alliez choisir des vêtements pour Mme Morel et pour ses enfants? Je vous avoue mon ignorance au sujet de ces emplettes. Vous diriez d’apporter cela ici: on ne ferait qu’un voyage et nos pauvres gens auraient tout à la fois.
– Vous avez toujours raison, mon mari Attendez-moi, ça ne sera pas long. Je connais deux marchandes dont je suis la pratique habituelle; je trouverai chez elles tout ce qu’il me faudra.
Et Rigolette sortit.
Mais elle se retourna pour dire:
– Madame Bouvard, je vous confie mon mari; n’allez pas lui faire les yeux doux au moins.
Et de rire, et de disparaître prestement.
VI Découverte
– Faut avouer, monsieur, dit la mère Bouvard à Rodolphe, après le départ de Rigolette, faut avouer que vous avez là une fameuse petite ménagère. Peste!… elle s’entend joliment à acheter; et puis elle est gentille! Rose et blanche, avec de grands beaux yeux noirs et les cheveux pareils… c’est rare!…
– N’est-ce pas qu’elle est charmante, et que je suis un heureux mari, madame Bouvard?
– Aussi heureux mari qu’elle est heureuse femme… j’en suis bien sûre.
– Vous ne vous trompez guère: mais, dites-moi, combien vous dois-je?
– Votre petite ménagère n’a pas voulu démordre de trois cent trente francs pour le tout. Comme il n’y a qu’un Dieu, je ne gagne que quinze francs, car je n’ai pas payé ces objets aussi bon marché que j’aurais pu… je n’ai pas eu le cœur de les marchander… les gens qui vendaient avaient l’air par trop malheureux!
– Vraiment! Ne sont-ce pas les mêmes personnes à qui vous avez aussi acheté ce petit secrétaire?
– Oui, monsieur… tenez, ça fend le cœur, rien que d’y songer! Figurez-vous qu’avant-hier il arrive ici une dame jeune et belle encore, mais si pâle, si maigre, qu’elle faisait peine à voir… et puis nous connaissons ça, nous autres. Quoiqu’elle fût, comme on dit, tirée à quatre épingles, son vieux châle de laine noir râpé, sa robe d’alépine aussi noire et tout éraillée, son chapeau de paille au mois de janvier (cette dame était en deuil) annonçaient ce que nous appelons une misère bourgeoise, car je suis sûre que c’est une dame très-comme il faut; enfin, elle me demande en rougissant si je veux acheter la fourniture de deux lits complets et un vieux petit secrétaire, je lui réponds que puisque je vends, faut bien que j’achète; que si ça me convient, c’est une affaire faite, mais que je voudrais voir les objets. Elle me prie alors de venir chez elle, pas loin d’ici, de l’autre côté du boulevard, dans une maison sur le quai du canal Saint-Martin. Je laisse ma boutique à ma nièce, je suis la dame, nous arrivons dans une maison à petites gens, comme on dit, tout au fond de la cour; nous montons au quatrième, la dame frappe, une jeune fille de quatorze ans vient ouvrir: elle était aussi en deuil, et aussi pâle et bien maigre; mais malgré ça, belle comme le jour… si belle que je restai en extase.
– Et cette belle jeune fille?
– Était la fille de la dame en deuil… Malgré le froid, une pauvre robe de cotonnade noire à pois blancs et un petit châle de deuil tout usé, voilà ce qu’elle avait sur elle.
– Et leur logis était misérable?
– Figurez-vous, monsieur, deux pièces bien propres, mais nues, mais glaciales que ça en donnait la petite mort; d’abord une cheminée où on ne voyait pas une miette de cendre; il n’y avait pas eu de feu là depuis bien longtemps. Pour tout mobilier, deux lits, deux chaises, une commode, une vieille malle et le petit secrétaire; sur la malle un paquet dans un foulard… Ce petit paquet, c’était tout ce qui restait à la mère et à la fille, une fois leur mobilier vendu. Le propriétaire s’arrangeait des deux bois de lits, des chaises, de la malle, de la table pour ce qu’on lui devait, nous dit le portier, qui était monté avec nous. Alors cette dame me pria bien honnêtement d’estimer, les matelas, les draps, les rideaux, les couvertures. Foi d’honnête femme, monsieur, quoique mon état soit d’acheter bon marché et de vendre cher, quand j’ai vu cette pauvre demoiselle les yeux tout pleins de larmes, et sa mère qui, malgré son sang-froid, avait l’air de pleurer en dedans, j’ai estimé à quinze francs près ce que ça valait, et ça bien au juste, je vous le jure. J’ai même consenti, pour les obliger, à prendre ce petit secrétaire, quoique ce ne soit pas ma partie…
– Je vous l’achète, madame Bouvard…
– Ma foi! tant mieux, monsieur, il me serait resté longtemps sur les bras… Je ne m’en étais chargée que pour lui rendre service, à cette pauvre dame. Je lui dis donc le prix que j’offrais de ces effets… Je m’attendais qu’elle allait marchander, demander plus… Ah! bien oui… C’est encore à ça que j’ai vu que ce n’était pas une dame du commun; misère bourgeoise, allez, monsieur, bien sûr! Je lui dis donc: «C’est tant.» Elle me répond: «C’est bien. Retournons chez vous, vous me payerez, car je ne dois plus revenir dans cette maison.» Alors elle dit à sa fille, qui pleurait assise sur la malle: «- Claire, prends le paquet…» (je me suis bien souvenue du nom, elle l’a appelée Claire). La jeune demoiselle se lève; mais en passant à côté du petit secrétaire, voilà qu’elle se jette à genoux devant et qu’elle se met à sangloter. «- Mon enfant, du courage! On nous regarde», lui dit sa mère à demi-voix, ce qui ne m’a pas empêchée de l’entendre. Vous concevez, monsieur, c’est des gens pauvres, mais fiers malgré ça. Quand la dame m’a donné la clef du petit secrétaire, j’ai vu aussi une larme dans ses yeux rougis; le cœur avait l’air de lui saigner en se séparant de ce vieux meuble, mais elle tâchait de garder son sang-froid et sa dignité devant des étrangers. Enfin elle a averti le portier que je viendrais enlever tout ce que le propriétaire ne gardait pas, et nous sommes revenues ici. La jeune demoiselle donnait le bras à sa mère et portait le petit paquet renfermant tout ce qu’elles possédaient. Je leur ai compté leur argent, trois cent quinze francs, et je ne les ai plus revues.