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Jacques Ferrand restait abasourdi de cette façon cavalière et délibérée d’entrer en matière.

– On demande cent mille francs! reprit-il d’un ton bourru, après avoir surmonté son étonnement.

– Vous aurez vos cent mille francs… et vous enverrez tout de suite ces mauvais papiers à M. de Saint-Remy.

– Où sont les cent mille francs, madame la duchesse?

– Est-ce que je ne vous ai pas dit que vous les auriez, monsieur?

– Il les faut demain avant midi, madame; sinon la plainte en faux sera déposée au parquet.

– Eh bien! donnez cette somme, je vous en tiendrai compte; quant à vous je vous payerai bien…

– Mais, madame, il est impossible…

– Vous ne me direz pas, je crois, qu’un notaire comme vous ne trouve pas cent mille francs du jour au lendemain.

– Et sur quelles garanties, madame?

– Qu’est-ce que cela veut dire? Expliquez-vous.

– Qui me répondra de cette somme?

– Moi.

– Mais… madame…

– Faut-il vous dire que j’ai une terre de quatre-vingt mille livres de rente à quatre lieues de Paris?… Ça peut suffire, je crois, pour ce que vous appelez des garanties?

– Oui, madame, moyennant inscription hypothécaire.

– Qu’est-ce encore que ce mot-là? Quelque formalité sans doute… Faites, monsieur, faites…

– Un tel acte ne peut pas être dressé avant quinze jours, et il faut le consentement de M. votre mari, madame.

– Mais cette terre m’appartient, à moi, à moi seule, dit impatiemment la duchesse.

– Il m’importe, madame; vous êtes en puissance de mari, et les actes hypothécaires sont très-longs et très-minutieux.

– Mais encore une fois, monsieur, vous ne me ferez pas accroire qu’il soit si difficile de trouver cent mille francs en deux heures.

– Alors, madame, adressez-vous à votre notaire habituel, à vos intendants… Quant à moi, ça m’est impossible.

– J’ai des raisons, monsieur, pour tenir ceci secret, dit Mme de Lucenay avec hauteur. Vous connaissez les fripons qui veulent rançonner M. de Saint-Remy; c’est pour cela que je m’adresse à vous…

– Votre confiance m’honore infiniment, madame; mais je ne puis faire ce que vous me demandez.

– Vous n’avez pas cette somme?

– J’ai beaucoup plus que cette somme en billets de banque ou en bel et bon or… ici, dans ma caisse.

– Oh! que de paroles!… Est-ce ma signature que vous voulez… Je vous la donne, finissons…

– En admettant, madame, que vous fussiez Mme de Lucenay…

– Venez dans une heure à l’hôtel de Lucenay, monsieur. Je signerai chez moi ce qu’il faudra signer.

– M. le duc signera-t-il aussi?

– Je ne comprends pas, monsieur…

– Votre signature seule est sans valeur pour moi, madame. Jacques Ferrand jouissait avec de cruelles délices de la douloureuse impatience de la duchesse, qui, sous cette apparence de sang-froid et de dédain, cachait de pénibles angoisses.

Elle était pour le moment à bout de ses ressources. La veille, son joaillier lui avait avancé une somme considérable sur ses pierreries, dont quelques-unes avaient été confiées à Morel le lapidaire. Cette somme avait servi à payer les lettres de change de M. de Saint-Remy, à désarmer d’autres créanciers; M. Dubreuil, le fermier d’Arnouville, était en avance de plus d’une année de fermage, et d’ailleurs le temps manquait; malheureusement encore pour Mme de Lucenay, deux de ses amis, auxquels elle aurait pu recourir dans une situation extrême, étaient alors absents de Paris. À ses yeux, le vicomte était innocent du faux; il s’était dit, et elle l’avait cru, dupe de deux fripons; mais sa position n’en était pas moins terrible. Lui accusé, lui traîné en prison!… Alors même qu’il prendrait la fuite, son nom en serait-il moins déshonoré par un soupçon pareil?

À ces terribles pensées, Mme de Lucenay frémissait de terreur… Elle aimait aveuglément cet homme à la fois si misérable et doué de si profondes séductions; sa passion pour lui était une de ces passions désordonnées que les femmes de son caractère et de son organisation ressentent ordinairement lorsque la première fleur de leur jeunesse est passée et qu’elles atteignent la maturité de l’âge.

Jacques Ferrand épiait attentivement les moindres mouvements de la physionomie de Mme de Lucenay, qui lui semblait de plus en plus belle et attrayante. Son admiration haineuse et contrainte augmentait d’ardeur, il éprouvait un âcre plaisir à tourmenter par ses refus cette femme, qui ne pouvait avoir pour lui que dégoût et mépris.

Celle-ci se révoltait à la pensée de dire au notaire un mot qui pût ressembler à une prière: pourtant c’est en reconnaissant l’inutilité d’autres tentatives qu’elle avait résolu de s’adresser à lui, cet homme seul pouvant sauver M. de Saint-Remy. Elle reprit:

– Puisque vous possédez la somme que je vous demande, monsieur, et qu’après tout ma garantie est suffisante, pourquoi me refusez-vous?

– Parce que les hommes ont leurs caprices comme les femmes, madame.

– Mais encore quel est ce caprice, qui vous fait agir contre vos intérêts? Car, je vous le répète, faites les conditions, monsieur… quelles qu’elles soient, je les accepte!

– Vous accepteriez toutes les conditions, madame? dit le notaire avec une expression singulière.

– Toutes!… deux, trois, quatre mille francs, plus si vous voulez! car, tenez, je vous le dis, ajouta franchement la duchesse d’un ton presque affectueux, je n’ai de ressource qu’en vous, monsieur, qu’en vous seul!… Il me serait impossible de trouver ailleurs ce que je vous demande pour demain… et il le faut… vous entendez!… il le faut absolument. Aussi, je vous le répète, quelle que soit la condition que vous mettiez à ce service, je l’accepte, rien ne me coûtera… rien…

La respiration du notaire s’embarrassait, ses tempes battaient, son front devenait pourpre; heureusement, les verres de ses lunettes éteignaient la flamme impure de ses prunelles; un nuage ardent s’étendait sur sa pensée ordinairement si claire et si froide; sa raison l’abandonna. Dans son ignoble aveuglement, il interpréta les derniers mots de Mme de Lucenay d’une manière indigne; il entrevit vaguement, à travers son intelligence obscurcie, une femme hardie comme quelques femmes de l’ancienne cour, une femme poussée à bout par la crainte du déshonneur de celui qu’elle aimait, et peut-être capable des plus abominables sacrifices pour le sauver. Cela était plus stupide qu’infâme à penser; mais, nous l’avons dit, quelquefois Jacques Ferrand devenait tigre ou loup, alors la bête l’emportait sur l’homme.

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