À travers la porte laissée entrebâillée, on vit apparaître la figure méchante, attentive et rusée de Tortillard, qui, ayant suivi ces inconnus à leur insu, regardait, épiait, écoutait.
– Que voulez-vous? dit brusquement le lapidaire, révolté de la grossièreté des deux hommes.
– Jérôme Morel? lui répondit Bourdin.
– C’est moi…
– Ouvrier lapidaire?
– C’est moi.
– Bien sûr?
– Encore une fois, c’est moi… Vous m’impatientez… que voulez-vous?… expliquez-vous ou sortez!
– Que ça d’honnêteté?… merci!… dis donc, Malicorne, reprit l’homme en se retournant vers son camarade, il n’y a pas gras… ici… c’est pas comme chez le vicomte de Saint-Remy?
– Oui… mais quand il y a gras, on trouve visage de bois… comme nous l’avons trouvé rue de Chaillot. Le moineau avait filé la veille… et roide encore, tandis que des vermines pareilles ça reste collé à son chenil.
– Je crois bien; ça ne demande qu’à être serré
pour avoir la pâtée.
– Faut encore que le loup
soit bon enfant; ça lui coûtera plus que ça ne vaut… mais ça le regarde.
– Tenez, dit Morel avec indignation, si vous n’étiez pas ivres comme vous en avez l’air, on se mettrait en colère… Sortez de chez moi à l’instant!
– Ah! ah! il est fameux, le déjeté! s’écria Bourdin en faisant une allusion insultante à la déviation de la taille du lapidaire. Dis donc, Malicorne, il a le toupet d’appeler ça un chez soi… un bouge où je ne voudrais pas mettre mon chien…
– Mon Dieu! mon Dieu! s’écria Madeleine, si effrayée qu’elle n’avait pas jusqu’alors pu dire une parole, appelle donc au secours… c’est peut-être des malfaiteurs… Prends garde à tes diamants…
En effet, voyant ces deux inconnus de mauvaise mine s’approcher de plus en plus de l’établi où étaient encore exposées les pierreries, Morel craignit quelque mauvais dessein, courut à sa table et, de ses deux mains, couvrit les pierres précieuses.
Tortillard, toujours aux écoutes et aux aguets, retint les paroles de Madeleine, remarqua le mouvement de l’artisan et se dit:
– Tiens… tiens… tiens… on le disait lapidaire en faux; si les pierres étaient fausses, il n’aurait pas peur d’être volé… Bon à savoir: alors la mère Mathieu, qui vient souvent ici, est donc aussi courtière en vrai… C’est donc de vrais diamants qu’elle a dans son cabas… Bon à savoir; je dirai ça à la Chouette, à la Chouette, dit le fils de Bras-Rouge en chantonnant.
– Si vous ne sortez pas de chez moi, je crie à la garde, dit Morel.
Les enfants, effrayés de cette scène, commencèrent à pleurer, et la vieille idiote se dressa sur son séant…
– S’il y a quelqu’un qui ait le droit de crier à la garde… c’est nous… entendez-vous, monsieur le déjeté? dit Bourdin.
– Vu que la garde doit nous prêter main-forte pour vous conduire si vous regimbez, ajouta Malicorne. Nous n’avons pas de juge de paix avec nous, c’est vrai; mais si vous tenez à jouir de sa société, on va vous en servir un sortant de son lit, tout chaud, tout bouillant… Bourdin va aller le chercher.
– En prison… moi? s’écria Morel frappé de stupeur.
– Oui… à Clichy…
– À Clichy? répéta l’artisan d’un air hagard.
– A-t-il la boule dure, celui-là! dit Malicorne.
– À la prison pour dettes… aimez-vous mieux ça? reprit Bourdin.
– Vous… vous… seriez… comment… le notaire… Ah! mon Dieu!…
Et l’ouvrier, pâle comme la mort, retomba sur son escabeau, sans pouvoir ajouter une parole.
– Nous sommes gardes du commerce pour vous pincer, si nous en étions capables… Y êtes-vous, pays?
– Morel… le billet du maître de Louise!… Nous sommes perdus! s’écria Madeleine d’une voix déchirante.
– Voilà le jugement, dit Malicorne en tirant de son portefeuille un acte timbré.
Après avoir psalmodié, comme d’habitude, une partie de cette requête d’une voix presque inintelligible, il articula nettement les derniers mots, malheureusement trop significatifs pour l’artisan:
– «Jugeant en dernier ressort, le tribunal condamne le sieur Jérôme Morel à payer au sieur Pierre Petit-Jean, négociant [34], par toutes voies de droit, et même par corps, la somme de treize cents francs avec l’intérêt à dater du jour du protêt, et le condamne en outre aux dépens.
«Fait et jugé à Paris, le 13 septembre 1838.»
– Et Louise, alors? Et Louise? s’écria Morel presque égaré sans paraître entendre ce grimoire, où est-elle? Elle est donc sortie de chez le notaire, puisqu’il me fait emprisonner?… Louise… mon Dieu! qu’est-elle devenue?
– Qui ça, Louise? dit Bourdin.
– Laisse-le donc, reprit brutalement Malicorne, est-ce que tu ne vois pas qu’il bat la breloque? Allons, et il s’approcha de Morel, allons, par file à gauche… en avant, marche, décanillons; j’ai besoin de prendre l’air, ça empoisonne ici.
– Morel, n’y va pas. Défends-toi! s’écria Madeleine avec égarement. Tue-les, ces gueux-là. Oh! es-tu poltron!… Tu te laisseras emmener? Tu nous abandonneras?
– Faites comme chez vous, madame, dit Bourdin d’un air sardonique. Mais si votre homme lève la main sur moi, je l’étourdis.
Seulement préoccupé de Louise, Morel n’entendait rien de ce qu’on disait autour de lui. Tout à coup une expression de joie amère éclaira son visage, il s’écria:
– Louise a quitté la maison du notaire… j’irai en prison de bon cœur… Mais, jetant un regard autour de lui, il s’écria: Et ma femme et sa mère… et mes autres enfants… qui les nourrira? On ne voudra pas me confier des pierres pour travailler en prison… on croira que c’est mon inconduite qui m’y envoie… Mais c’est donc la mort des miens, notre mort à tous, qu’il veut, le notaire?
– Une fois! deux fois! finirons-nous? dit Bourdin, ça nous embête, à la fin… Habillez-vous, et filons.
– Mes bons messieurs, pardon de ce que je vous ai dit tout à l’heure! s’écria Madeleine toujours couchée. Vous n’aurez pas le cœur d’emmener Morel… Qu’est-ce que vous voulez que je devienne avec mes cinq enfants et ma mère qui est folle? Tenez, la voyez-vous?… là, accroupie sur son matelas? elle est folle, mes bons messieurs!… elle est folle…
– La vieille tondue?
– Tiens! c’est vrai, elle est tondue, dit Malicorne; moi, je croyais qu’elle avait un serre-tête blanc…