Libanius se tut tout à coup, et ce fut Julien qui à son tour se couvrit la tête de son manteau. Bientôt son pâle visage sortit de ses mains, et il prit le cotyle d'argent qui était placé devant lui; un doux sourire animait ses lèvres et son regard et, se levant avec nous en faisant une libation du côté de l'Orient, il dit:
"Au Dieu Préservateur, quel qu'il soit!»
Ensuite il versa la coupe et ajouta d'une voix paisible, et en souriant avec tristesse:
"Tu l'emportes, Galiléen!»
Nous nous regardâmes longtemps sans parler. Julien se coucha à demi et, appuyé sur son coude, il poursuivit:
Je n'ai pas eu un jour ou une nuit sans travail, mais je croyais mon ouvrage meilleur."
Et, après un léger soupir:
"Enfin, dit-il, nous verrons cela demain. Il est possible que vous ayez raison et que je me sois trompé."
Pour le jeune Paul de Larisse, il avait tout écouté les bras croisés, et l'un de ses bras était caché dans sa poitrine. Lorsqu'il l'en tira, je vis que ses ongles étaient rougis et comme ensanglantés légèrement, mais il ne s'en aperçut pas; il étendit cette main et s'écria:
"Maudite soit cette faible race qui ne peut supporter les conséquences de nos travaux! et pour qui la vérité est toujours trop pesante! Nous nous trompons sans cesse en espérant quelque chose d'elle, et les plus forts lui sont sacrifiés sans fruit."
Libanius sourit:
"Veux-tu empêcher, dit-il, mon enfant, que les cailloux de la grève ne s'arrondissent l'un sur l'autre, usés par le frottement de la mer? Julien a-t-il murmuré lorsqu'il lui a fallu passer par tant d'épreuves, et s'est-il révolté contre la volonté immuable du Dieu créateur, lorsque nous sommes arrivés à douter ensemble du succès de sa tentative? En sera-t-elle moins sublime? En sera-t-il moins grand? Tu te rapetisses beaucoup toi-même, mon cher Paul, par ces mouvements puérils. Avons-nous cessé d'être tous ici de même taille, et assez forts pour nous connaître nous-mêmes et nous contempler comme si la mort et les siècles avaient passé sur nous? Par quel oracle, par quel messager le ciel nous avait-il promis qu'un jour tous les hommes arriveraient à marcher seuls et sans être soutenus par des poupées divines? Le Verbe est la Raison venue du ciel; si un faible rayon est descendu parmi nous, notre devoir est d'en perpétuer à tout prix la lueur précieuse."
Julien se leva et, s'appuyant sur Paul, il nous dit adieu avec le calme et la douceur d'un frère qui ne quitte sa famille que pour un jour. Il donna son front à Libanius pour y recevoir le baiser d'adieu. Ensuite il regarda longtemps encore la demeure silencieuse où nous étions, il respira l'air embaumé des plantes aromatiques et du bois sacré dont les branches sombres pénétraient dans la chambre entre les colonnes de marbre blanc, et plusieurs soupirs s'échappèrent de son coeur.
Nous nous étions tous levés, et Jean, le plus jeune et le plus attendri, lui baisait la main en pleurant. Libanius et ses disciples conduisirent Julien dans une salle qui menait au bois sacré que j'avais traversé, et comme j'entendis leurs voix s'élever tour à tour, et que l'odeur des parfums vint dans la salle où ils m'avaient prié de rester seul jusqu'à leur retour, je ne doutais pas qu'ils n'eussent offert un sacrifice qui devait m'être inconnu. Peu après, de jeunes esclaves vinrent me conduire dans l'appartement des étrangers, où l'on me dit que l'Empereur était parti sans vouloir prendre de repos, afin de se trouver prêt à bénir l'armée au lever du soleil comme souverain pontife.
Je me retirai pour écrire ce que je venais d'entendre; et je te l'envoie en même temps que le rapport des échanges que j'ai faits depuis cette soirée avec les marchands chargés de l'approvisionnement des troupes nouvellement débarquées. Ils se sont élevés en tout, comme tu verras, à trois mille talents d'or, cinquante mines, soixante sicles et quarante bekas, qui m'ont été donnés sur un ordre d'Alypius, qui était duc d'Egypte avant mon départ pour la Perse.
Demain je verrai et dans peu j'écrirai.
Deuxième lettre
Joseph Jechaïah à Benjamin Elul d'Alexandrie.
Ecrit du faubourg de Daphné le douzième jour du mois de Tamuz.
Si tu es bien tout est bien.
Je viens de voir et d'entendre des choses que je n'oserais t'écrire si je n'étais sûr de notre frère qui te les porte.
Avant-hier il y a eu dans Antioche un violent soulèvement. Les Donatistes et les Ariens se sont battus dans les rues, et ceux qui se nomment orthodoxes, ont deux Evêques et n'ont pris parti pour personne, les Macédoniens (élèves de Macédonius, l'Evêque de Constantinople) sont survenus et ont eu le dessus pour un jour.
Hier la ville était encore émue de ce trouble, lorsqu'on a vu arriver des soldats exténués de fatigue et de faim qui ont annoncé la défaite de l'armée entière. Ils étaient suivis d'un grand nombre d'habitants de Nisibe. Cette ville, contre toute attente, est livrée aux Perses. Les débris de l'armée sont rassemblés et retranchés dans une place qu'on appelle le Camp des Maures sur les limites du désert. C'est une chose horrible à voir que la joie féroce des habitants d'Antioche. Ils accablent de boue et de pierres les malheureux soldats, à moins qu'ils ne tracent sur leur front le signe de la croix avec une couleur rouge ou noire. Les hoplites et les cavaliers gaulois que Julien avait emmenés de Lutèce ont été entièrement détruits, dit-on; on ne sait encore ce qu'est devenu l'Empereur. Les Légionnaires ont soutenu la retraite, qui a été confuse et désastreuse. Les cavaliers perses ne cessent de harceler jour et nuit les soldats que la misère et le climat ont exténués. Ils ressemblent à des fantômes, et la plupart ne conservent de leurs armes que des tronçons de piques qui leur servent de bâtons. Ils ont les pieds sanglants, la tête enveloppée, et sont couverts de cicatrices.
Troisième lettre
Le treizième jour du mois de Tamuz.
Si tu es bien tout est bien.
L'arrivée des blessés ne cesse pas. Les Barbares occupent toutes les rives du Tigre et tous les châteaux qui les défendent, et Nisibe leur a été cédée. Les Galiléens s'en réjouissent, et les moines courent dans les rues et assemblent le Peuple à grands cris pour un nouveau projet, on ne sait lequel. Tout ce qui n'est pas chrétien ferme ses portes et se cache. Je ne retourne plus à Antioche et je vais demeurer au faubourg de Daphné où Basile et Jean viennent de se retirer.
Quatrième lettre
Le vingtième jour du mois de Tamuz.
Si tu es bien tout est bien.
Je t'écris au milieu de la nuit. A peine viennent de cesser les cris féroces qui ont retenti tout le jour dans ce bois paisible où un étrange événement vient de se passer.
Hier, dès le matin, les jeunes esclaves, plus effrayés que les autres, vinrent apprendre à Libanius que le peuple d'Antioche devait venir, dans le jour, à Daphné pour y rapporter le corps de Babylas que, depuis plusieurs années, un ordre de Julien avait fait transporter ailleurs. Nous étions sous le vestibule avec Jean Chrysostome et Basile.
Un des esclaves a donné à Libanius une lettre de Paul de Larisse que je copie à la hâte pour toi. Libanius nous la lut sur-le-champ. La voici; il me l'a laissée entre les mains pour un peu de temps.
"Je vais me rendre à Daphné dans la soirée. J'ai voulu t'écrire ce que je craindrais de te conter, de peur de montrer à tes yeux et à ceux de tes amis une douleur digne de trop de pitié et de dédain: Julien a vécu. En capitaine habile il a passé le Tigre, mis la flotte en sûreté, rallié son armée à celle de Victor, pris la place de Mao-Gamal-Kan. Nous marchions sur Ctésiphon. Des Barbares réfugiés et accueillis par Julien avec trop de bonté l'ont trahi. La flotte a été incendiée. La famine a décimé l'armée. On en était venu à distribuer les provisions des comtes et des tribuns. Julien leur donna l'exemple en partageant les siennes aux soldats. Dans la nuit du vingt-cinquième au vingt-sixième de Junius, il s'est levé comme de coutume, sous sa tente, pour écrire sur une question de théologie qui nous avait occupés toutes les nuits précédentes. Il voulait mettre les hôpitaux qu'il a fondés sous la protection de Cybèle, et l'hospice des pauvres sous celui de Cérès-Dêo, et écrivait le détail de cet édit qu'il devait envoyer à Constantinople. Il écrivait et me dictait ces mots préliminaires: