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Dans l'exaltation où m'élevait cette grande vue, il me semblait que le ciel et la terre y étaient acteurs. De temps à autre venait du nuage un petit éclair, comme un signal. La face noire des Tuileries devenait rouge et sanglante, les deux grands carrés d'arbres se renversaient en arrière comme ayant horreur. Alors le peuple gémissait; et après sa grande voix, celle du nuage reprenait et roulait tristement.

L'ombre commençait à s'étendre, celle de l'orage avant celle de la nuit. Une poussière sèche volait au-dessus des têtes et cachait souvent à mes yeux tout le tableau. Cependant je ne pouvais arracher ma vue de cette charrette ballottée. Je lui tendais les bras d'en haut, je jetais des cris inentendus; j'invoquais le Peuple! Je lui disais:»Courage!» et ensuite je regardais si le ciel ne ferait pas quelque chose.

Je m'écriai:

"Encore trois jours! encore trois jours! ô Providence! ô Destin! ô Puissance à jamais inconnues! ô vous le Dieu! vous les Esprits! vous les Maîtres! les Eternels! si vous entendez, arrêtez-les pour trois jours encore!»

La charrette allait toujours pas à pas, lentement, heurtée, arrêtée, mais hélas! en avant. Les troupes s'accroissaient autour d'elle. Entre la Guillotine et la Liberté, des baïonnettes luisaient en masse. Là semblait être le port où la chaloupe était attendue. Le Peuple las du sang, le Peuple irrité, murmurait davantage, mais il agissait moins qu'en commençant. Je tremblai, mes dents se choquèrent.

Avec mes yeux j'avais vu l'ensemble du tableau; pour voir le détail je pris une longue-vue. La charrette était déjà éloignée de moi, en avant. J'y reconnus pourtant un homme en habit gris, les mains derrière le dos. Je ne sais si elles étaient attachées. Je ne doutai pas que ce ne fût André Chénier. La voiture s'arrêta encore. On se battait. Je vis un homme en bonnet rouge monter sur les planches de la Guillotine et arranger un panier.

Ma vue se troublait: je quittai ma lunette pour essuyer le verre et mes yeux.

L'aspect général de la place changeait à mesure que la lutte changeait de terrain. Chaque pas que les chevaux gagnaient semblait au peuple une défaite qu'il éprouvait. Les cris étaient moins furieux et plus douloureux. La foule s'accroissait pourtant et empêchait la marche plus que jamais, par le nombre plus que par la résistance.

Je repris la longue-vue et je revis les malheureux embarqués qui dominaient de tout le corps les têtes de la multitude. J'aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m'étaient inconnues. J'y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d'y voir. Les hommes, je les avais vus à Saint-Lazare. André causait en regardant le soleil couchant. Mon âme s'unit à la sienne, et tandis que mon oeil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers:

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire

Anime la fin d'un beau jour,

Au pied de l'échafaud j'essaie encor ma lyre.

Peut-être est-ce bientôt mon tour.

Tout à coup un mouvement violent qu'il fit me força de quitter ma lunette et de regarder toute la place, où je n'entendais plus de cris.

Le mouvement de la multitude était devenu rétrograde tout à coup.

Les quais, si remplis, si encombrés, se vidaient. Les masses se coupaient en groupes, les groupes en familles, les familles en individus. Aux extrémités de la place, on courait pour s'enfuir, dans une grande poussière. Les femmes couvraient leurs têtes et leurs enfants de leurs robes. La colère était éteinte… Il pleuvait.

Qui connaît Paris comprendra ceci. Moi, je l'ai vu. Depuis, encore, je l'ai revu dans des circonstances graves et grandes.

Aux cris tumultueux, aux jurements, aux longues vociférations, succédèrent des murmures plaintifs qui semblaient un sinistre adieu, de lentes et rares exclamations dont les notes prolongées, basses et descendantes, exprimaient l'abandon de la résistance et gémissaient sur leur faiblesse. La Nation, humiliée, ployait le dos et roulait par troupeaux entre une fausse statue, une Liberté qui n'était que l'image d'une image, et un réel Echafaud teint de son meilleur sang.

Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s'enfuir. Nul ne voulait rien empêcher. Les bourreaux saisirent le moment. La mer était calme, et leur hideuse barque arriva à bon port. La Guillotine leva son bras.

En ce moment plus aucune voix, plus aucun mouvement sur toute l'étendue de la place. Le bruit clair et monotone d'une large pluie était le seul qui se fît entendre, comme celui d'un immense arrosoir. Les larges rayons d'eau s'étendaient devant mes yeux et sillonnaient l'espace. Mes jambes tremblaient: il me fut nécessaire d'être à genoux.

Là, je regardais et j'écoutais sans respirer. La pluie était encore assez transparente pour que ma lunette me fît apercevoir la couleur du vêtement qui s'élevait entre les poteaux. Je voyais aussi un jour blanc, entre le bras et le billot, et quand une ombre comblait cet intervalle, je fermais les yeux. Un grand cri des spectateurs m'avertissait de les rouvrir.

Trente-deux fois je baissai la tête ainsi, disant tout haut une prière désespérée, que nulle oreille humaine n'entendra jamais, et que moi seul j'ai pu concevoir.

Après le trente-troisième cri, je vis l'habit gris tout debout. Cette fois je résolus d'honorer le courage de son génie en ayant le courage de voir toute sa mort: je me levai.

La tête roula, et ce qu'il avait là s'enfuit avec le sang.

XXXVI. Un tour de roue

Ici le Docteur Noir fut quelque temps sans pouvoir continuer. Tout à coup il se leva et dit ce qui suit, en marchant vivement dans la chambre de Stello:

– Une rage incroyable me saisit alors! Je sortis violemment de ma chambre en criant sur l'escalier:»Les bourreaux! les scélérats! livrez-moi si vous voulez, venez me chercher! me voilà!» – Et j'allongeais ma tête, comme la présentant au couteau. J'étais dans le délire.

Eh! que faisais-je? – Je ne trouvai sur les marches de l'escalier que deux petits enfants, ceux du portier. Leur innocente présence m'arrêta. Ils se tenaient par la main et, tout effrayés de me voir, se serraient contre la muraille pour me laisser passer comme un fou que j'étais. Je m'arrêtai et je me demandai où j'allais, et comment cette mort transportait ainsi celui qui avait tant vu mourir. – Je redevins à l'instant maître de moi; et me repentant profondément d'avoir été assez insensé pour espérer pendant un quart d'heure de ma vie, je redevins l'impassible spectateur des choses que je fus toujours. – J'interrogeai ces enfants sur mon canonnier; il était venu depuis le 5 Thermidor tous les matins à huit heures; il avait brossé mes habits et dormi près du poêle. Ensuite, ne me voyant pas venir, il était parti sans questionner personne. – Je demandai aux enfants où était leur père. Il était allé sur la place voir la cérémonie. Moi, je l'avais trop bien vue.

Je descendis plus lentement, et pour satisfaire le désir violent qui me restait, celui de voir comment se conduirait la Destinée, et si elle aurait l'audace d'ajouter le triomphe général de Robespierre à ce triomphe partiel. Je n'en aurais pas été surpris.

La foule était si grande encore et si attentive sur la place, que je sortis, sans être vu, par ma grande porte, ouverte et vide. Là je me mis à marcher, les yeux baissés, sans sentir la pluie. La nuit ne tarda pas à venir. Je marchais toujours en pensant. Partout j'entendais à mes oreilles les cris populaires, le roulement lointain de l'orage, le bruissement régulier de la pluie. Partout je croyais voir la Statue et l'Echafaud se regardant tristement par-dessus les têtes vivantes et les têtes coupées. J'avais la fièvre. Continuellement j'étais arrêté dans les rues par des troupes qui passaient, par des hommes qui couraient en foule. Je m'arrêtais, je laissais passer, et mes yeux baissés ne pouvaient regarder que le pavé luisant, glissant et lavé par la pluie. Je voyais mes pieds marcher, et je ne savais pas où ils allaient. Je réfléchissais sagement, je raisonnais logiquement, je voyais nettement, et j'agissais en insensé. L'air avait été rafraîchi, la pluie avait séché dans les rues et sur moi sans que je m'en fusse aperçu. Je suivais les quais, je passais les ponts, je les repassais, cherchant à marcher seul sans être coudoyé, et je ne pouvais y réussir. J'avais du peuple à côté de moi, du peuple devant, du peuple derrière, du peuple dans la tête, du peuple partout: c'était insupportable. On me croisait, on me poussait, on me serrait. Je m'arrêtais alors et m'asseyais sur une borne ou une barrière: je continuais à réfléchir. Tous les traits du tableau me revenaient plus colorés devant les yeux; je revoyais les Tuileries rouges, la place houleuse et noire, le gros nuage et la grande Statue et la grande Guillotine se regardant. Alors je partais de nouveau; le peuple me reprenait, me heurtait et me roulait encore. Je le fuyais machinalement, mais sans en être importuné; au contraire, la foule berce et endort. J'aurais voulu qu'elle s'occupât de moi, pour être délivré par l'extérieur de l'intérieur de moi-même. La moitié de la nuit se passa ainsi dans un vagabondage de fou. Enfin, comme je m'étais assis sur le parapet d'un quai, et que l'on m'y pressait encore, je levai les yeux et regardai autour de moi et devant moi. J'étais devant l'Hôtel de Ville; je le reconnus à ce cadran lumineux, éteint depuis, rallumé nouvellement tel qu'on le voit, et qui, tout rouge alors, ressemblait de loin à une large lune de sang sur laquelle des heures magiques étaient marquées. Le cadran disait minuit et vingt minutes: je crus rêver. Ce qui m'étonna surtout fut de voir réellement autour de moi une quantité d'hommes assemblés. Sur la Grève, sur les quais, partout on allait sans savoir où. Devant l'Hôtel de Ville surtout on regardait une grande fenêtre éclairée. C'était celle du conseil de la Commune. Sur les marches du vieux palais était rangé un bataillon épais d'hommes en bonnets rouges, armés de piques et chantant La Marseillaise, le reste du peuple était dans la stupeur et parlait à voix basse.

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